Je l’ai déjà dit : malgré une forte proximité géographique, mes branches paternelles et maternelles ne se sont que très rarement croisées avant le mariage de mes parents. C’est donc toujours une agréable surprise lorsque je tombe, au hasard de mes recherches, sur les traces d’une rencontre antérieure. Celle que je voudrais raconter est d’autant plus surprenante et inattendue qu’elle rapproche deux rameaux que je n’aurais jamais cherché à rapprocher. Histoire d’une rencontre.
L’histoire débute dans les années 1610 à Altwiller avec la naissance de Jacob Haber dont j’ai déjà parlé. Descendant des réfugiés huguenots de 1559, Jacob naît durant les dernières années de paix qui précèdent le tourbillon de la guerre de Trente Ans qui le forcera à passer une grande partie de sa vie loin de son village natal. Au plus fort de la guerre, il est réfugié dans le pays messin où naissent Susanne en 1638, Abraham en 1640 et Daniel en 1643. Le conflit terminé, retourne-t-il à Altwiller ou, la région étant occupée par les troupes du duc de Lorraine, choisit-il à l’instar de beaucoup d’autres habitants, un nouvel exil ? Cette dernière option est la plus probable car Susanne épouse Hans Wenger, un immigré Suisse, à Kirrwiller en 1657. Toujours est-il qu’on le retrouve réfugié en 1664 à Ingwiller lors du décès de son fils Daniel. Le malheureux a péri asphyxié dans l’incendie de la léproserie 1 causé par la foudre ! Nous sommes dans un village luthérien et le pasteur précise qu’il a été « enterré sans la cérémonie habituelle car calviniste ». En 1666, toujours à Ingwiller, c’est à un événement bien plus heureux que participe Jacob : le mariage d’Abraham avec Elisabeth Marx, elle aussi descendante d’une vieille famille réformée de 1559 et originaire de Burbach. Cette union, bien qu’importante – un grand nombre de mes ancêtres maternels descendent des enfants de ce couple – ne nous intéresse pas ici. Non, ici nous nous intéressons à celle de Susanne et Hans Wenger sur laquelle je suis passé un peu vite auparavant.
Parmi les nombreux enfants du couple, Valentin naît en 1668 à Ingwiller où ses parents se sont établis définitivement. Abraham et Elisabeth retourneront eux à Altwiller. Qu’advient-il de Jacob ? Nous perdons sa trace peu de temps après le mariage de son fils mais j’aime penser qu’il a pu finir sa vie mouvementée dans son village natal. Revenons à Valentin. Ni lui ni ses parents ne sont mes ancêtres directs. J’aurais simplement pu l’ignorer, d’autant plus qu’après sa naissance il n’apparaît plus dans les registres d’Ingwiller. J’aurais pu mais au moment de le ranger parmi les « sans intérêts », son nom m’a interpellé, me rappelant vaguement quelque chose. J’ai donc cherché. Lorsqu’une personne disparaît des registres, c’est probablement car elle est allée vivre, ou tout du moins mourir, ailleurs. Souvent cet ailleurs se limite aux villages voisins mais dans le cas des communautés réformées alsaciennes au XVIIe siècle, il ne faut pas tant raisonner par proximité géographique que par lieux d’implantation de ces communautés. On aurait ainsi pu s’attendre à retrouver Valentin à Bischwiller, grand centre réformé, ou alors dans le comté de Sarrewerden, auprès des enfants d’Abraham et Elisabeth, ses cousins mais rien de tout cela : Valentin se marie le 14 février 1695 à Barr, ville luthérienne s’il en est mais surtout ville natale de ma grand-mère paternelle. Nous venons ainsi, au hasard d’un mariage, de sauter d’une branche à l’autre.
Valentin épouse Sara, fille d’Isaac Burgund qui est lui un ancêtre direct via Maria Magdalena, une autre de ses filles. Pourquoi est-il allé chercher son épouse à Barr ? La famille Burgund est, tout comme les Wenger, réformée. On ne sait que peu de choses sur elle : Isaac et sa femme Maria ne sont pas nés et Barr mais s’y marient en 1660. Isaac est dénommé « Bourgogne » dans l’acte de mariage, signe qu’il appartient à l’une des communautés réformées francophones. Maria décède en 1675 et reçoit le même traitement que Daniel Haber : enterrée sans culte car calviniste. Le fils Johannes épouse Susanne Simon, une fille de Lixheim, en 1691 à Barr, preuve que la famille entretient des liens avec les différents centres réformés. Isaac décède en 1693 sans que l’on sache où, l’acte de décès étant absent des registres de Barr. Le Dr Hecker, dans son livre Die Herrschaft Barr, nous donne une idée de l’homme qu’il était : au début des années 1670 la ville de Strasbourg, de plus en plus inquiète de l’intérêt que lui porte Louis XIV, se tient informée des mouvements français grâce à des contacts – on pourrait dire espions – derrière les lignes. Isaac est l’un d’eux : le 25 décembre 1672 il est ainsi envoyé à Nancy afin de déterminer si les concentrations de cavalerie dans la ville ainsi qu’à Toul et Verdun sont les prémisses d’une grande poussée vers l’Alsace. Pourquoi lui ? Probablement parce qu’il parle français mais peut-être aussi à cause de son caractère : « ein geriebener Wilderer », rusé voire sournois si nécessaire 2.
Je ne suis pas très au fait du déroulement d’un mariage à cette époque mais on peut tout de même supposer que la cérémonie religieuse a été suivie d’un repas réunissant les membres des deux familles. Valentin avait perdu ses parents très tôt mais devait certainement être entouré de ses frères et sœurs. On ne sait pas si son oncle Abraham était encore vivant mais sa tante Elisabeth l’était et l’on peut donc raisonnablement penser qu’elle ainsi que ses enfants avaient été invités. Ont-ils fait le déplacement ? Le chemin d’Altwiller à Barr est long, une centaine de kilomètres, difficile, il faut franchir les Vosges probablement enneigées en ce mois de février, autant de bonnes raisons de décliner poliment l’invitation. Malgré tout, cela n’engage à rien d’imaginer Elisabeth et sa fille Anna Maria accompagnée de son époux Hans Peter Rieger assis à la même table que Maria Magdalena et son mari Michael Brodt, mes ancêtres. Qui sait, peut-être Hans Peter a-t-il fait danser la mariée, peut-être a-t-il même discuté avec Heinrich Degermann pour peu qu’il ait été de la fête et cela me plait de me dire que ces personnes ont pu se rencontrer, trois siècles avant que leurs deux familles ne se retrouvent réunies, à nouveau autour d’un mariage mais à Altwiller cette fois.
1. « Mittwoch d. 13 julÿ 1664 wardt von einem Donnerstrahl in dem Guthleüthauß allhir ersticket und getödet ein Knab von 23 jahren Daniel genandt Jacob Haber des hirsigen Ackerbauern Sohn und wardt folgenden freÿtag darauff zwar ohne gewohnliche ceremonie, uf den Kirchoff weilen er Calvinischer Religion, begraben. ». Les lépreux étaient appelés « Gute Leute », bonnes gens, et étaient placés à l’isolement dans une « Gutleuthaus » située hors les murs.
2. « Am 25. Dezember erhielt dann ein Barrer, ein geriebener Wilderer namens Isaak Burgund, von den Dreizehnern den Auftrag, nach Nancy zu gehen und dort auszukundschaften, ob es wahr sei, daß die daselbst und in Toul und Verdun zusammengezogene Kavallerie einen Vorstoß nach dem Elsasse vorhabe ».