Une recherche au long cours

Les recherches auxquelles je consacre le plus de temps tendent à être celles qui portent sur des personnes, des familles qui ne paraissent pas à leur place dans l’arbre, qui détonnent dans leur environnement. J’ai ainsi écrit sur les Rieger et leur nom « allemand » peu compatible avec leur origines françaises ou encore sur Johann Degermann, né Jean Daigremont, le « français » réformé installé à Barr, ville luthérienne et germanophone. Restons à Barr pour évoquer un autre « français » réformé : Isaac Burgund ou Bourguignon, son nom originel.

Nous avons déjà croisé Isaac : c’est le père de la mariée dans Rencontres, un mariage réformé à Barr. J’écrivais à l’époque que je savais peu de choses à son sujet. De fait, Isaac est une énigme. Il apparait dans les registres en 1660 lors de son premier mariage. L’acte, en plus de le présenter lui, son épouse et leurs parents respectifs comme calvinistes, nous apprend qu’il est tisserand, simple habitant et non bourgeois – ce qui indique qu’il n’est pas originaire de Barr – sans pour autant préciser son lieu de naissance. Il est possible de le suivre jusqu’au mariage de sa fille Sara en 1695, date à laquelle il est alors décédé, son acte de décès n’étant néanmoins pas consigné. Durant cette période de 35 ans, il se remarie deux fois et fait baptiser dix enfants mais aucun des nombreux actes le mentionnant ne nous en apprend plus à son sujet.

Les recherches se poursuivent avec l’étude de ses épouses. La dernière, Catherine Véronique Jacob, offre le plus de perspectives. Isaac est son quatrième mari. Sa première union date de 1660 lorsqu’elle épouse un dénommé Jean Wagner ; suivent Daniel Florentz en 1666, Philippe Marx en 1676 et enfin Isaac en 1680. Tous ses époux sont réformés et ces mariages mettent ainsi en lumière l’existence d’une véritable petite communauté bâtie et resserrée autour de quelques familles et figures tutélaires. Il ne s’agit cependant pas d’une construction politique comme dans les villages welsches d’Alsace Bossue, à Lixheim, Phalsbourg ou Bischwiller où les autorités souhaitaient offrir un refuge aux réformés persécutés par ailleurs (au contraire, la ville de Strasbourg dont dépend Barr ferme sa paroisse réformée dès 1563) mais probablement plus du résultat d’un concours de circonstances et d’initiatives personnelles.

Les figures tutélaires : Jean Wagner, le premier époux de Catherine Véronique, et son frère Paul. Les deux hommes, drapiers de métier, s’installent à Barr fin 1642 après en avoir fait la demande auprès des autorités strasbourgeoises. Originaires d’Altwiller, l’un des villages welsches mentionnés plus haut, ce sont probablement les violences de la guerre de Trente Ans qui les poussent en 1634 à chercher refuge à Strasbourg. Huit ans plus tard, la vie devenue trop chère motive leur décision de quitter la ville. Leur demande est acceptée grâce à leur profession : plusieurs jeunes barrois souhaitent apprendre le métier de drapier mais l’on manque d’artisans expérimentés pour les former ; les frères Wagner sont donc les bienvenus 1. Leur installation marque le début de cette communauté, regroupement de drapiers réformés et probablement constituée grâce à quelques liens antérieurs. Ainsi, le père de Daniel Florentz – deuxième époux de Catherine Véronique – se marie à Barr dès 1644 avec une fille de Kirrberg, village voisin d’Altwiller. Il est drapier et employé par Paul. Les Florentz sont originaires d’Orbey dans la vallée de Munster et le mariage d’une fille Florentz d’Orbey se tient à Sarre-Union en 1617.

À son arrivée, Jean est marié à une Judith Guillemin très probablement apparentée aux Guillemin de Kirrberg même si sa filiation n’est pas établie. Elle possède en tout cas une partie d’une maison à Bischwiller, ville où plusieurs familles de Kirrberg, dont les Guillemin, ont trouvé refuge. Paul lui est veuf mais ne le reste pas longtemps car en 1644 il fait baptiser son premier enfant avec sa nouvelle épouse, Sara Divoux. Les Divoux sont une vieille famille vosgienne au patronyme toponymique car originaire d’Yvoux. Une branche réformée est attestée à Sainte-Marie-aux-Mines, autre grand centre réformé, dès la fin du XVIe siècle. Le mariage entre Paul et Sara n’a pas eu lieu à Barr, c’est donc à Sainte-Marie-aux-Mines qu’il doit se trouver.

Les registres de Sainte-Marie-aux-Mines ne déçoivent pas : ils contiennent non seulement l’acte recherché mais celui-ci nous remet en outre de manière assez inattendue sur la piste d’Isaac. « Il y a promesse de mariage entre Paul Charier d’Alteville et Sarra Divou vefue de feu Isac Bourguignon de Ste Marie ; espousé à Ste Marie le 6 avril 1643« . Évacuons de suite la question du nom de Paul : la paroisse de Sainte-Marie-aux-Mines est francophone, Paul s’y retrouve naturellement désigné par son véritable patronyme, Wagner en étant la traduction littérale. L’information capitale est bien entendu que Sara est veuve d’un Isaac Bourguignon. De plus, les registres révèlent également le baptême d’un enfant du couple en 1631, un enfant nommé Isaac. Il y a là trop de coïncidences pour ne pas s’autoriser à penser que cet enfant est notre Isaac. Reste maintenant à le démontrer.

Les registres ne permettent pas d’établir, même indirectement, la filiation d’Isaac. Les archives notariales de Barr ont été préservées et contiennent les inventaires après décès, contrats de mariage et testaments de plusieurs personnes citées ici mais aucun de ces documents ne permet d’avancer. Il faut chercher plus loin. Sara Divoux meurt en couches en 1644. Paul se remarie en 1646 et parmi les enfants issus de cette nouvelle union figure un autre Isaac, né en 1652. Il décède en 1671 à Gießen en Allemagne où il est alors, lui aussi, drapier. Son inventaire est heureusement dressé à Barr. Y figure une copie d’un acte de donation établi deux semaines avant son décès dans lequel il fait don de deux cent florins à « son cher demi-frère Isaac Burgund chez qui il a travaillé deux ans après le décès de son père » 2. Les deux Isaac n’ont pas la même mère : Isaac Burgund ne figure pas parmi les héritiers de la mère d’Isaac Wagner cités dans l’inventaire de cette dernière. Ils ne peuvent de ce fait être que demi-frères par alliance à travers le couple Paul Wagner-Sara Divoux.

La filiation d’Isaac permet de répondre à quelques questions. Son apparition « soudaine » dans les registres en 1660 s’explique par le fait qu’arrivé enfant après le mariage de sa mère en 1643, il a grandi à Barr et, même s’il n’y est pas né, n’y est pas un étranger. Dans Rencontres, un mariage réformé à Barr, je m’interrogeais sur les circonstances qui avaient permis cette union. Celles-ci se trouvent éclaircies par l’existence de liens forts entre Altwiller et le cercle familial élargi d’Isaac. Au total pas loin de cent personnes ont été recensées et étudiées et même si seules cinq figurent parmi mes ancêtres directs, ces recherches permettent d’affiner l’image de la présence réformée en Alsace ainsi que de replacer Isaac dans son cadre social et familial alors qu’il paraissait au premier abord bien isolé à Barr.


1. « […] vergönneten Schutz undt Schirm etliche Jahr Lang allhir zu Straßburg uffgehalten, die theure, schwäre undt böße Zeiten aber unß gezwingen hinauß uff daß Landt zu begeben, umb unßer Stücklein Brodt desto leichter undt füglicher zur suchen.
[…] erschinnen sindt, Hans und Paulus Wagner, Gebrüder, Wullenweber Handtwercks, gebürtig von Altweÿl beÿ Buckhenum, Gräfflicher Nassawischer Herrschafft, undt unß zuverstehen geben haben, welcher Gestalt sie sich bis dahero under unserer gnadigen Herren Schutz undt Schirm in der Statt auff die Acht Jahr land uffgehalten, nun mehr aber Willends undt Vorhabens veren, sich alhir [Barr] Burgerlich zustezen.
[…] undt sonderlichen wegen ihres Handtwerckhs für unsere Jugendt, da derstolben einer oder mehr zuerlernen Lust haben würdt, für unsere Mitburger uffnehmen, erkhennen, dulden undt leiden mögen undt wollen.
 » — Document complet aux Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, VI 23/1.

2. « […] dergleichen ihm sein lieber Stiffbruder Isack Burgunder, beÿ welchem er Zweÿ Jahr nach seines sel? Vattern Todt gearbeitet undt ihm gleichfalß von ihm viel Guts wiederfahren seÿe.
[…] undt dan seinem lieben Stiffbruder Isack Burgunder Zweÿ Hundert Guldten ietzbesagter Wehrung, alles zur Dankbahrkeit erwiesener Guthaten.
 » — Document complet aux Archives départementales du Bas-Rhin, 6E2/18.

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