Alsace bossue : 1559, année zéro

1542 : la guerre contre l’Empire ottoman fait rage dans les Balkans et en Europe centrale. Dernier événement en date : la chute de Buda (aujourd’hui Budapest), tombée devant l’armée de Soliman le Magnifique en août 1541. Face à cette menace, la Diète impériale réunie à Spire décide une fois de plus de la levée d’un impôt destiné à soutenir les « guerres turques ». Le comté de Sarrewerden doit s’y soumettre comme tous les territoires du Saint-Empire et c’est dans cette optique qu’est dressée la Türkenschatzung, recensement de la population, de ses revenus et de l’impôt dû par chacun. Sept villages sont absents de ce document : Altwiller, Burbach, Diedendorf, Eywiller, Goerlingen, Kirrberg et Rauwiller. Ruinés par des décennies de guerres, de pillages et d’épidémies, ils ont été abandonnés par leurs habitants qui ont préféré chercher refuge dans des localités de plus grande importance.

Dans la Lorraine voisine, la situation n’est guère plus enviable : depuis 1552 les évêchés de Metz, Toul et Verdun, bien qu’officiellement rattachés à l’Empire, sont aux mains du roi de France Henri II qui s’en est emparé avec le concours d’une partie des élites locales au terme de son « Voyage d’Allemagne ». Charles Quint semble avoir abandonné l’idée d’en reprendre le contrôle après l’échec du siège de Metz de 1553. L’attitude versatile des puissants envers les protestants, tantôt conciliants, tantôt répressifs, est la seule réelle constante, si l’on puit dire, en ces temps troublés. À Metz, la Réforme a été introduite dès 1521, y rencontrant immédiatement un certain succès auprès de membres du clergé, d’intellectuels et de familles patriciennes. La communauté vit depuis sa foi bon an, mal an, au gré des aléas de la politique menée à son encontre.

En 1555, les princes catholiques et protestants du Saint-Empire signent la Paix d’Augsbourg qui entend mettre un terme aux hostilités déclenchées en 1546 par l’Empereur alors soucieux de faire rentrer les dissidents dans le giron de Rome. L’accord repose sur le principe fondamental du cujus regio, ejus religio, « tel prince, telle religion », assurant aux seigneurs protestants et à leurs sujets une liberté de culte totale sur leurs terres. Adolph de Nassau-Saarbrücken, seigneur du comté de Sarrewerdern, qui avait rejoint les rangs de la ligue protestante, est ainsi libre d’y professer la confession d’Augsbourg 1 dès 1557. La nouvelle ne tarde pas à arriver aux oreilles des anciens de la communauté réformée messine qui entrevoient dès lors, à leur porte, la possibilité d’une vie sans discriminations ni persécutions pour leurs coreligionnaires.

Parmi les chefs de file de la communauté figure Jean Lenfant, seigneur de Chambrey qui a déjà rempli plusieurs missions diplomatiques pour le compte de l’Église réformée. Il paie son engagement au prix fort : ses terres lui ont été confisquées par son suzerain l’évêque de Metz et il est expulsé de la ville par le cardinal de Lorraine au printemps 1558 2. Réfugié à Strasbourg, il entreprend avec l’aide de Guillaume Farel, figure centrale de la Réforme ayant déjà prêché à maintes reprises à Metz, une ambassade auprès du Magistrat 3 de la ville et de plusieurs princes allemands afin de les convaincre d’intercéder auprès des autorités messines en faveur de ses concitoyens protestants. La tentative échoue, pire encore : Lenfant est sommé de quitter Strasbourg. Il change alors de stratégie : puisque Metz leur refuse la liberté de culte, ils iront la chercher ailleurs. C’est ainsi qu’il se tourne au printemps 1559 vers Adolph de Nassau-Saarbrücken. Ce dernier répond favorablement en s’empressant de mettre les villages cités plus haut à sa disposition. Dorénavant, ces sept localités seront connues sous l’appellation de « villages welsches », mot germanique désignant les peuples romans et à plus forte raison français.

Dès leur arrivée les réfugiés sont pris en charge par le bailli Johann Streiff von Lauenstein et répartis dans les différentes localités. Celles-ci ne sont plus qu’un amas de ruines où subsistent parfois comme à Diedendorf les squelettes d’anciennes maisons nobles aux bâtis plus solides. Il n’est cependant pas exclu que quelques habitants des environs y aient élu domicile par intermittence. La forêt est ouverte et des parcelles sont mises à disposition pour fournir le bois nécessaire à la reconstruction. Aujourd’hui encore à Altwiller ces terrains défrichés sont appelés « Welschacker », champs français. Les villages sont rebâtis sur le modèle du village-rue lorrain : maisons accolées et alignées, derrière un large usoir communal, le long d’une rue souvent unique. On ne reconstruit pas non plus forcément au même endroit ; ainsi, toujours à Altwiller, le village actuel est situé non loin de là où se dressait l’ancien, la mémoire du lieu étant conservée dans le nom qui lui a été donné : « Gebrenntes Platz », place brûlée. Malgré le nécessaire apprentissage du patois local germanique, le messin, dialecte roman, reste la langue usuelle et est encore parlé à la fin du XVIIe siècle. Les champs attribués aux nouveaux venus en témoignent : « champ du gueux » et « grand borne » sont aujourd’hui déformés en « schandikett » et « kranpo ».

Le comte fait également preuve d’une étonnante bienveillance sur le plan religieux, l’époque étant alors plus propice à la cristallisation des antagonismes qu’à un rapprochement des communautés. Bien que de confession luthérienne, il n’hésite pas à solliciter dès juin 1559 l’Église française de Strasbourg afin qu’elle dépêche le pasteur Jean Loquet recommandé par Guillaume Farel pour s’occuper de ses nouveaux sujets. Celui-ci arrive peu de temps après accompagné de Farel. Les deux hommes sont accueillis par Jean Lenfant qui s’est installé à Bouquenom et ensemble ils lèvent les inquiétudes du clergé luthérien qui considère les réformés comme de dangereux hérétiques. Farel reprend la route quelques jours plus tard, laissant Loquet seul en charge d’organiser cette nouvelle Église. Ce dernier installe son ministère à Burbach mais érige également Altwiller et Rauwiller en paroisses où il prêche régulièrement, bientôt rejoint par deux confrères venus le seconder dans sa tâche. Le décès du comte le 26 novembre 1559 semble un instant compromettre toute l’entreprise, son successeur étant resté catholique ; celui-ci se ne remettra finalement pas en cause la liberté de culte des protestants.

S’ouvre alors une longue période de paix qui ne prendra fin que soixante ans plus tard avec l’éclatement de la guerre de Trente Ans. Les réfugiés trouveront sur leur nouvelle terre la liberté qui leur avait été continuellement refusée à Metz et leurs coreligionnaires restés au pays n’hésiteront pas, au plus fort de la répression, à parcourir la distance les séparant du comté pour y faire baptiser leurs enfants ou célébrer leurs mariages. Ainsi, Théodore de Bèze écrit dans son Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France : « […] épiant aussi les accouchées et faisant prendre leurs enfants malgré les père et mère pour les faire baptiser à la façon de l’église romaine, au son des cloches et du tambourin. Pour à quoi obvier ceux de la religion usèrent de beaucoup d’artifices, les uns transportant leurs femmes de bonne heure en quelque village, les autres mettant leurs enfants dans des hottes, et les couvrant d’un peu de fumier comme pour le porter en quelque héritage […] ; puis étaient ces enfants portés et baptisés par les ministres à Alteville près de Buquenon, appartenant au comte de Nassau, ou à Jamets, terre souveraine du duc de Bouillon. » 4

Il est difficile de déterminer exactement qui étaient ces familles huguenotes, les registres paroissiaux antérieurs à la guerre de Trente Ans étant perdus. Cette dernière a également forcé un grand nombre de familles à reprendre le chemin de l’exode dont toutes ne sont pas revenues. Les villageois d’après-guerre ne sont donc pas forcément des descendants des réfugiés de 1559. Quelques noms, avérés grâce à des actes notariés et des documents officiels, sont toutefois connus. Citons brièvement Matthis Lallemand arrivé à Kirrberg en 1559 en compagnie de son jeune fils également prénommé MatthisAbraham, fils de ce dernier, trouvera refuge à Sarrebourg puis Bischwiller durant la guerre mais reviendra à Kirrberg au terme de celle-ci. Jeanne, sa fille, épousera Jean Jametz, originaire de Jametz dans la Meuse. Ensemble ils auront une fille Marie dont nous avons déjà parlé puisqu’elle épousera Paul Pilla arrivé à Kirrberg avec la vague de réfugiés huguenots de 1685.


1. La confession d’Augsbourg est le texte fondateur du luthéranisme présenté le 25 juin 1530 à Charles Quint lors de la Diète d’Augsbourg.

2. Jean Lenfant finira par payer ses convictions de sa vie : il est arrêté et pendu à Vic-sur-Seille en 1574, toujours sur ordre du cardinal de Lorraine.

3. Ici le terme « Magistrat » ne désigne pas un seul homme mais le gouvernement strasbourgeois dans son ensemble.

4. À rapprocher de la note du pasteur dans le registre des baptêmes et mariages de Metz de 1576 à 1581 : « Depuis l’an 1569 jusqu’en 1576, je ne donne nul baptesme escript ny mariage à cause des persécusions qui ont duré en ces années encontre les enfants de Dieu. » — Archives numérisées de Metz, GG238, p. 4/288

1 réflexion sur « Alsace bossue : 1559, année zéro »

  1. Bonjour,

    Je découvre avec grand intérêt vos travaux sur les Huguenots d’Alsace tordue. Pourriez-vous me confirmer si Elise Caroline Huber née à Gungwiller le 21 mars 1901, fille de Chrétien Huber né le 25-04-1867 à Siewiller et de Elisabeth Specht née le 16-03-1871 à Gungwiller, est la descendante d’une lignée de Huguenots venus de Rougemont en Suisse ? Le 1er ancêtre serait Louÿs Jacquillard né en 1588.
    De la part de mon épouse Maryse Reinhardt, fille d’Elise Huber originaire d’Uhrwilller.

    Grand merci !

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