Querelle de voisinage : insultes et Schimpfworte

Deux voisins s’engueulent, les menaces pleuvent, les insultes fusent. Ces dernières sont un peu désuètes mais on ne leur en voudra pas : la dispute a lieu il y a 350 ans.

L’objet de la querelle : une simple hachette que l’un aurait soi-disant volée à l’autre. Les deux hommes campent évidemment sur leurs positions, se traitant mutuellement de menteur et autres noms d’oiseau, l’épouse du plaignant s’en mêle et le tout manque de virer à la foire d’empoigne. L’affaire finit par être portée en justice. On recueille les versions des différentes parties, on convoque des témoins et c’est grâce aux minutes du procès que toute l’histoire et ses insultes si délicieusement surannées nous est parvenue 1.

Nous sommes fin septembre 1673 à Burbach, petit village de ce qui est alors le comté de Sarrewerden en Alsace bossue. Jean Marquet, le prétendu voleur, est dans son jardin, perché sur son noyer, lorsqu’il entend ses voisins, Jacques Brion et son épouse, ressasser cette histoire de hachette et parler de lui en termes fort peu amènes.

— Tien ta langue boucresse de la ballotte ! lance-t-il alors à sa voisine
— Pot de lasche ! lui répond-elle

L’échange se poursuit le temps de quelques insultes supplémentaires. Après l’épouse, c’est l’époux que Jean traite de « boucre » et ajoute qu’il le considérera comme tel tant qu’il n’apportera pas de preuve à ses accusations. L’incident s’arrête là mais ce n’est pas la première fois que les voisins se disputent. Lors d’une précédente altercation, le ton était monté encore plus vite entre Jean et l’épouse.

Wuste Vettel! (Vieille Sorcière ! Catin !) 2
Seÿe weder Huren- noch Hexenart! (Je ne suis ni putain ni sorcière !) Que la Pestilenz t’emporte !
— Boucresse de ballotte !
Schelm! Dieb! Cujon ! (Truand ! Voleur ! Couillon !)

Au-delà de la dispute, anecdote amusante, cette affaire met en lumière une spécificité de la communauté à laquelle appartiennent Jean, Jacques et son épouse : tous trois parlent français — ou plutôt un patois roman — mais sont également parfaitement capables de s’exprimer et s’insulter en alsacien, langue usuelle en Alsace bossue. Nous ne sommes pas sur la frontière linguistique, d’où alors vient ce bilinguisme ? Nos voisins querelleurs sont des descendants de huguenots probablement originaires du pays messin qui, fuyant les persécutions religieuses, avaient trouvé refuge dans le comté de Sarrewerden en 1559 et repeuplé sept villages alors ruinés, constituant ainsi des îlots francophones au sein de la majorité alsacienne et luthérienne. Un siècle plus tard, le français s’est donc maintenu et cohabite avec l’alsacien, nécessaire au quotidien.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette survivance. Le premier provient des conditions d’arrivée des réfugiés : leur installation dans des villages dépeuplés n’encourage pas l’apprentissage de l’alsacien au détriment du français et au contraire, favorise l’endogamie et ainsi le maintien du français. De plus, bien que réfugiés, ils ne sont pas coupés du monde et entretiennent des liens avec leur région d’origine ainsi qu’avec les autres communautés réformées francophones d’Alsace. Parmi celles-ci, Bischwiller, point de convergence pour les réfugiés huguenots et francophones où nombre de réformés du comté, parmi lesquels Jacques et son épouse, viendront se réfugier durant la guerre de Trente Ans, favorisant là aussi le maintien du français.

Le deuxième facteur est à chercher dans la pratique religieuse. Dès 1559 des paroisses francophones suivant les écrits de Calvin sont fondées pour les nouveaux arrivants. Des pasteurs de l’entourage du réformateur en assurent les ministères. Le français est instauré comme langue liturgique et le restera jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle avant d’être finalement remplacé par l’allemand 3 4. Cette disparition n’est que le résultat de deux siècles d’intégration et d’assimilation inévitables dans un milieu majoritairement germanophone. Ce processus a cependant certainement été accéléré par l’arrivée massive après la guerre de Trente Ans de réformés suisses allemands partageant la même foi mais pas la même langue et réclamant des cultes en allemand. L’usage du français décline ainsi lentement jusqu’à pratiquement disparaître des mémoires avant d’être progressivement réintroduit par la République aux XIXe et XXe siècles.


1. Le document est consultable aux Archives départementales du Bas-Rhin, cote 1 B 1419.

2. D’après le Deutsches Wörtebuch de Grimm : „liederlichkeit, unzucht, hexenhaftes aussehen und wesen werden als die charakteristische eigenschaft der vettel angesehen.“ « Dévergondage, luxure, apparence et comportement de sorcière, telles sont les caractéristiques de la Vettel. »

3. Aux Archives départementales du Bas-Rhin se trouve un document (1 L 733) datant du début du XIXe siècle intitulé État des communes actuellement réunies à la République, faisant autrement avant 1793 partie de l’Empire Romain, composant à présent le canton de Harskirch au Département du Bas-Rhin. Face à une liste de villages où figurent Diedendorf et Altwiller, deux des sept villages repeuplés en 1559, est précisé « La langue allemande est la seule qui est en usage dans ces contrées ».

4. Des paroisses réformées de langue française ont subsisté en Allemagne jusqu’à la Première Guerre Mondiale dans plusieurs villes qui avaient accueilli des huguenots francophones fuyant les persécutions. La paroisse réformée française de Francfort précise ainsi sur son site : « Jusqu’en 1916, plus longtemps que dans toutes les autres paroisses huguenotes, le français fut la langue utilisée pendant le culte et les autres manifestations de la paroisse. »

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