Rieger c’est un nom important : c’est celui de ma mère. C’est un nom amusant : les francophones ne savent pas le prononcer. C’est un nom courant à travers toute l’aire germanophone. C’est en somme un nom qui a toute sa place dans une généalogie alsacienne. Seulement ça ne va pas, ça ne colle pas avec la branche sur laquelle il se trouve.
Au sommet de cette branche : Nickel Rieger, mon ancêtre à la 10e génération, né dans le premier quart du XVIIe siècle. La filiation est indiscutable et de génération en génération : Rieger, Rieger, Rieger. Quel est le problème alors ? Sa femme pour commencer ou plutôt son nom : Lallemand. Ses enfants ensuite et les noms de leurs conjoints : Haber, Vautrin, Marquet. Marquet c’est un nom que nous avons déjà croisé avec Jean Marquet. Jean Marquet c’est cet homme qui, du haut du noyer dans son jardin, traite sa voisine de « boucresse de ballotte » ; c’est aussi l’époux d’Elisabeth, une fille de Nickel. Le problème peut être résumé à cette insulte, cette insulte en français. Rieger c’est un nom résolument allemand dans un milieu presque exclusivement francophone. Ce nom ce n’est pas juste une curiosité, c’est une quasi impossibilité. Les francophones sont réformés, les germanophones luthériens et s’ils se côtoient et font affaire au quotidien, cela ne va pas jusqu’au mariage. Ainsi, Nickel appartenant à ce milieu, il est hautement improbable qu’il se soit nommé Rieger ou même Nickel.
Le problème c’est que l’on sait peu de choses sur Nickel : pas d’acte de baptême, de mariage ou de décès ; tout juste un inventaire des biens dressé en 1710, au minimum huit ans après sa mort, qui ne nous apprend rien sur son nom. On ne sait pas non plus exactement quoi ou qui chercher : on repère bien quelques Rieger, Rüger ou Rickert à la même période mais comment savoir s’il s’agit de personnes apparentées à Nickel ou de parfaits étrangers ? Nickel pourrait avoir hérité son nom d’un lointain ancêtre allemand mais il est plus probable que Rieger soit la forme germanisée d’un nom francophone. C’est courant dans la région, j’en ai déjà parlé. Faisons le chemin inverse : Rieger francisé, à quoi cela peut-il ressembler ? Parmi les familles réformées figurent les Ricard, plus spécifiquement un Gabriel Ricard et son fils Paul, à peu près du même âge que Nickel. De Ricard à Rieger, c’est plausible, assez du moins pour explorer cette piste. Là aussi aucun acte dans les registres paroissiaux : la parenté entre Paul et Gabriel est établie grâce aux minutes notariales et aux archives de la justice seigneuriale. C’est donc vers ces sources qu’il faut se tourner.
Comme souvent, c’est une querelle d’héritage qui apporte un élément de réponse. En 1704, Nickel Rieger et Paul Ricard sont décédés mais leurs héritiers sont en procès. D’un côté Hans Peter Rieger et, à nouveau, Jean Marquet, respectivement fils et beau-fils de Nickel ; de l’autre Jean Ricard et Conrad Gross, fils et petit-fils de Paul. La dispute porte sur la succession de Gabriel Ricard. Hans Peter Rieger et Jean Marquet se plaignent d’avoir dû s’acquitter seuls de dettes laissées par Gabriel alors que Jean Ricard et Conrad Gross, héritiers au même degré, auraient dû rembourser leur part 1. L’information cruciale est cette notion d’héritiers au même degré. Elle signifie que Hans Peter Rieger, Jean Marquet, Jean Ricard et Conrad Gross ont tous, d’un point de vue légal, le même degré de parenté avec Gabriel Ricard, les mêmes droits sur l’héritage. On sait que Jean Ricard est un petit-fils de Gabriel Ricard. Il en découle que Hans Peter Rieger et sa sœur Elisabeth, l’épouse de Jean Marquet, le sont également. Leur grand-père maternel étant connu, Gabriel Ricard ne peut être que leur grand-père paternel et donc le père de Nickel Rieger.
Nickel Rieger et Paul Ricard seraient donc frères mais je continue à utiliser le conditionnel car, en admettant que Ricard soit le patronyme originel, il est tout de même assez incroyable que deux frères ou du moins leurs enfants portent deux noms si clairement différenciés. Pourquoi cette divergence ? La branche Rieger ne s’est pas soudainement retrouvée isolée dans un milieu germanophone : les cousins Rieger et Ricard ne vivaient certes pas dans les mêmes villages — Altwiller pour les premiers, Rauwiller pour les seconds — mais appartenaient à la même communauté, à la même paroisse et se côtoyaient. A l’oral, dans la bouche d’un germanophone, ces deux noms sont proches mais encore une fois, tous ces gens parlaient un patois roman. La clé se trouve peut-être dans l’étude des autres Rieger, Rüger ou Rickert recensés au hasard des registres paroissiaux. Peut-être se trouve-t-elle dans la génération qui sépare Nickel et Paul de leurs enfants. Peut-être ne s’agit-il tout simplement pas d’une question qui vaut d’être posée, le glissement s’étant fait naturellement ? Il sera probablement difficile de trouver une réponse définitive.
1. Le document se trouve aux Archives départementales du Bas-Rhin, 1 B 1428.