Encore des insultes

« Foutu bougre de trompeur ! »

Retour dans le comté de Sarrewerden. Nous l’avions quitté en 1673 après quelques insultes bien senties entre voisins, nous y revenons en 1684 pour un nouvel échange d’amabilités. Les protagonistes sont cette fois Isaac Haschar et Abraham Brion, le fils de Jacques Brion, l’un des acteurs de 1673. L’objet de la dispute parait étonnamment puéril : les deux hommes se trouvent à l’auberge et alors qu’Isaac prend une chaise pour s’y asseoir, Abraham la lui retire, arguant qu’il s’agit de la sienne ; ce à quoi Isaac rétorque que la chaise n’appartient à personne si ce n’est à l’aubergiste. Abraham lui lance alors une volée d’insultes, le traitant de « truand, voleur, hérétique ! » — Schelm, Dieb, Ketzer sont les paroles consignées dans la plainte 1. Et ensuite ? Ensuite, rien. L’altercation ne dégénère pas, on ne va pas plus loin que ces quelques mots.

Isaac doit cependant passer la nuit à ruminer car dès le lendemain il se présente devant la justice seigneuriale pour porter plainte et, s’estimant touché dans son honneur, demander réparation — reparationen honoris. Isaac est invité à revenir une semaine plus tard afin d’être confronté à Abraham, convoqué pour s’expliquer et permettre à la justice « d’apprécier ce qui est juste » — damit alß dann erkannt werden könne waß Recht ist — de dire ce qui est vrai, très littéralement un verdict.

Les deux hommes se retrouvent donc la semaine suivante. Le plaignant commence par réitérer ses propos avant de laisser la parole à l’accusé. Si ce dernier reconnait avoir proféré des insultes, il conteste leur teneur et leur gravité. Ainsi, il n’a pas traité Isaac de Schelm, Dieb, Ketzer mais de « Foutu bougre de trompeur » et explique que bougre appartient en français au langage courant tandis que trompeur signifie simplement Betrüger — trompeur donc — et qu’il se propose de prouver qu’Isaac mérite ce qualificatif. Celui-ci n’est évidemment pas du même avis et, rétorquant que bougre est un mot aussi fort que ceux utilisés dans sa déposition, renouvelle sa demande de réparation. Face à ces désaccords sémantiques, la justice temporise et décide du renvoi de l’audience à une date ultérieure, date à laquelle Abraham aura également l’occasion de présenter des éléments concrets justifiant l’emploi des qualificatifs dont il affuble Isaac.

Deux semaines plus tard, l’audition reprend. Si le discours d’Isaac n’a pas changé, celui d’Abraham a quelque peu évolué. Il reconnaît ne pouvoir démontrer que le plaignant est bien un bougre mais expose pourquoi il est, selon lui, tout à fait justifié de le qualifier de trompeur. Il est question d’une dette contractée par Isaac auprès d’Abraham, dette qu’il se serait montré peu empressé à rembourser, forçant son créancier à lui courir après un peu trop longtemps à son goût. Bougre non, trompeur oui. La justice en sait désormais assez pour rendre son verdict. Elle statue que les insultes n’ont pas porté atteinte à l’honneur du plaignant — daß die Scheltwort […] an seinen Ehren nit nachtheilig seÿen — mais que l’accusé doit néanmoins s’acquitter d’une amende d’un Reichsthaler et régler les frais liés au procès. La justice entend là faire un exemple afin de décourager à l’avenir de tels comportements.

Tout comme la dispute impliquant le père d’Abraham onze ans plus tôt, cette affaire met en lumière la persistance du français dans la communauté à laquelle appartiennent ces hommes, cent vingt-cinq ans après l’installation de leurs ancêtres en Alsace bossue. L’usage du français leur est naturel mais ils sont également parfaitement à l’aise avec l’allemand 2, langue dominante et langue de l’administration. Le juge ne comprend probablement pas le français puisque Isaac lui traduit spontanément les insultes reçues. De même, Abraham base une importante partie de sa défense sur cette traduction erronée et mensongère selon lui. Comme expliqué dans l’article concernant la dispute de 1673, ce bilinguisme subsiste environ jusqu’au milieu de XVIIIe avant que l’allemand ne supplante le français dans tous les domaines de la vie ; allemand lui-même remplacé par le retour du français vers le milieu du XXe siècle.


1. Den 18ten Febr. 1684 — Brachte Isaac Haschar von Kirberg beÿ Ambt Klagendt für daß alß sie nechst verwichenen Sontag in der Gemeinde versammlet gewesen, habe Ihn Abraham Brion, nachdem Erkläger, sich uf einem Stuhl gesatzet, wolen barbiren zu lassen, der Brion alß Bekglagter aber Ihme solchen zurück gezogen mit Vorgeben der Stühl seÿn sein, Kläger daruf geantwortet er seÿe so wenig sein, Beklagtens alß Kläger, sondern des Wurths, Beklagter Ihn stracks einen Schelm, Dieb, Ketzer undts anders gescholten, welches Ihme ohnerleidlich begeret Reparationen Honoris und Abtrag alles Kostens undt Interesse gndl. Herrschafft Frevel vorbehalten.

Interlocutoria — Solle Beklagter den 26ten dieses alhier für Ambt erscheinen, umb gebürende Red undt Antwort darüber zugeben, damit alß dann erkannt werden könne waß Recht ist.

Den 26ten Febr. 1684 — Isaac Haschar von Kirberg, Kläger, contra Abraham Brion von Kirberg, Beklagten — Kläger repetirt seinen undtrem 18ten dieses gethane Klage mit Bitte daruf zu sprechen wie rechtens. Beklagter gesteht nit Ihn Schelm, Dieb undt Ketzer aber wohl fouttu bougre de trompeur gescholten zu haben. Kläger aber sagt daß Wort Bougre seÿe Verbrennens Wehrt undt so Arg alß worige. Begehrt wie zuvor, solle zum Beweiß oder Bestraffung angehalten werden. Beklagter sagt daß Wort Bougre seÿe den Frantzosen gemeines Sprichwort, daß Wort Trompeur bed(eute) daß Kläger ein Betrieger seÿe, wolle er erweisen.

Interlocutoria — Wirdt Beklagten auferlegt innerhalb 14 Tagen à dato, alß den 11ten. Martÿ, seinen Beweiß alhier für Ambt gehörigen Massen beÿ zu bringen, so solle alß dann nach Befindung der Sache gesprochen werden wie rechtens.

Den 11ten. Martÿ 1684 — Isaac Haschar von Kirberg, Kläger, contra Abraham Brion von Kirberg, Beklagten — Kläger repetirt seine undern 18ten. und 26ten. pas dato gethane Klage mit Bitte wele??? gesprochen undterm letzt gemeldten dato. Daß Beklagten sattsam Beweiß der weder Klägern gethane injuri worten thun solle, solche anzuhören undt der ufzusprechen waß Recht ist mit Vorbehalt uf benothigten Fall seiner gegen Notthurfft. Beklagter gesteht daß er nit erweisen könne daß Kläger ein Bougre seÿn, daß Wort trompeur belangendt. Habe er lang genug lauffen müssen ehe er bezahlt werden können von Klägern waß er Ihm Schuldig gewesen. Wisse sonst nicht Weiters vorzubringen. Kläger bittet wieder wie zuvor.

Bescheidt — Nach angehörten Klage undt Antworten, auch genauer Betrachtung der Umbständen wirdt hiemit Ambts wegen zu Recht erkandt, daß die Scheltwort dem Klägern undt den seinigen an seinen Ehren nit nachtheilig seÿen undt deswegen Beklagter Ihme Ableitt undt Reparation thun. Auch beÿ Ein Reichs Thaler Frevel dießmal verbleiben undt alle Ohnkosten so darüber uf ganzen undt bellüher(?) massen zu taxiren sindt, erlegen undt erstatten solle, damit er sowohl alß andern sich hinfüwo für dergleichen Ohnnützen ??? Schändt undt Schmeh Worten zu h??? wissen
konnen beÿ exemplarischer Abstraffung.
— Archives du Bas-Rhin, 1B1421

2. J’emploie ici bien évidemment les termes « français » et « allemand » très librement pour désigner les patois francophones et germanophones alors en usage.

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