J’habite à Strasbourg, au cœur de la vieille ville, le long d’une rue qui existait déjà il y a deux mille ans. Dès l’instant où je mets un pied dehors je marche littéralement dans les pas de mes ancêtres.
Ceux-ci restent rares à Strasbourg car mon ascendance est principalement d’extraction rurale. Je peux en me promenant les imaginer arpenter les mêmes rues, passer devant les mêmes bâtiments, s’arrêter devant la cathédrale ou contempler l’horizon barré des tours de l’enceinte fortifiée. La ville a bien changé au cours des siècles et même si le centre historique conserve un caractère médiéval assez marqué je m’interroge : débarqués au XXIe siècle, mes aïeux reconnaîtraient-ils encore leur ville ?
Prenons Simon Haber né en 1605 à la Robertsau, quartier le plus au nord de Strasbourg. Espace marécageux, traversé par de nombreux bras de l’Ill et du Rhin, en partie recouvert par la forêt rhénane, l’endroit n’est au XVIIe siècle peuplé que de quelques maraîchers et artisans et bien en dehors des limites de la ville. J’imagine qu’il voit le jour dans une petite maison basse, sombre et humide aux colombages rustiques, une maison de journalier comme il en existe encore quelques-unes dans le quartier. Catapulté à notre époque, il ne reconnaîtrait plus les paysages de son enfance. Rattrapé par la ville et l’urbanisation au XIXe siècle, après que le Rhin ait été progressivement canalisé et la forêt repoussée plus au nord, le quartier compte aujourd’hui près de vingt-mille habitants et, bien qu’il conserve en certains endroits un caractère champêtre, n’a plus rien à voir avec le petit village qu’il était.
S’il a grandi à la Robertsau, Simon s’est ensuite installé à Strasbourg dont il devait apercevoir les puissants remparts depuis la maison familiale. Les remparts nous y reviendrons mais sur le chemin de la ville, en passant outre toutes les inventions du monde moderne — trains, voitures, avions, téléphones… j’imagine une réaction à la Jacquouille des Visiteurs — je le vois bien tomber en arrêt devant les bâtiments des institutions européennes, au premier rang desquels le Parlement et ses immenses façades vitrées. Les maisons, les immeubles, même modernes cela reste compréhensible mais une sorte d’immense cathédrale de verre majestueusement posée au bord de l’eau, épousant parfaitement la courbe du confluent de l’Ill et du canal de la Marne au Rhin, non cela dépasse l’entendement. Passé ce moment de stupeur il remarquerait peut-être au loin, se détachant sur l’horizon, la silhouette familière de la cathédrale et, quelque peu rasséréné, reprendrait sa route.
Il arriverait ensuite dans la Neustadt construite par les Allemands après 1870, avec ses larges avenues et ses beaux immeubles en brique ou pierre de taille, rien à voir avec les ruelles sombres auxquelles il est habitué. En passant aux abords du parc du Contades à la place duquel se trouvait à son époque un champ de tir utilisé par les arbalétriers et les arquebusiers, s’arrêterait-il devant la grande synagogue ? S’indignerait-il de sa présence ? Les juifs n’ont depuis leur expulsion en 1388, quarante ans après le pogrom de 1349, plus droit de cité à Strasbourg. La ville qu’il connait est protestante, même la cathédrale a été soustraite au culte catholique ; celle qu’il découvre est multiconfessionnelle : la cathédrale a été rendue aux catholiques, des églises orthodoxes, des mosquées, des temples bouddhistes — religions dont il n’a probablement jamais entendu parler — ont été ouvertes. Enfermé dans le carcan de sa foi, je l’imagine plutôt opposé, au mieux sceptique, à une telle liberté religieuse.
Continuant son chemin, il serait probablement saisi d’un trouble plus grand encore. Devant lui devraient maintenant se dresser les fortifications et, cela ne s’invente pas, la porte des juifs par laquelle il a l’habitude de pénétrer en ville. Au lieu de cela, rien ou plutôt si : la ville, une vue dégagée sur la cathédrale mais à ses yeux un vide béant : ni mur d’enceinte ni fossé ni tours, rien. Habitué à une démarcation claire, binaire entre la cité, « l’intérieur », et la campagne, « l’extérieur », il doit lui être difficile d’admettre que cette distinction n’existe plus, sans oublier l’inquiétude de savoir sa ville si vulnérable. Après avoir pesté contre l’inconséquence des hommes du XXIe siècle, il retrouverait enfin des repères familiers, passerait place Broglie dont il ignore que le marché aux chevaux ne s’y tient plus, s’étonnerait peut-être de ne pas y voir couler l’eau nauséabonde du fossé des tanneurs, puis se dirigerait vers l’église Saint-Pierre-le-Jeune — paradoxalement l’une des plus anciennes de la ville — où il s’est marié.
Après avoir longuement prié, il reprendrait ses déambulations dans la vieille ville qui n’a au final que peu changé. Certes la plupart des immeubles de son époque ont été détruits, les rues et canaux qui tenaient autrefois lieu de tout à l’égout et dont se dégageait une puanteur difficilement imaginable ont été couverts ou nettoyés. Les grands projets urbains du XXe siècle ont permis d’aérer le lacis de ruelles tortueuses et étroites, tout a l’air globalement plus propre et mieux entretenu. Certes ces changements doivent l’étonner mais sans toutefois trop le décontenancer. Les places qu’il a connues sont toujours là même si elles ne portent plus le même nom, la plupart des édifices publics également et le maillage des rues lui reste tout à fait lisible. Alors qu’il se trouvait jusqu’ici dans une sorte d’état d’hébétude, recouvrant quelque peu ses esprits il pourrait s’intéresser aux personnes qu’il croise. Le choc serait alors peut-être alors le plus rude de tous.
Devant ses yeux effarés, une foule bigarrée. Passons sur les vêtements trop colorés, trop courts, trop longs, trop différents de ce qui se portait dans l’austérité protestante de son temps. Les hommes, blancs bien entendu mais, et ce serait probablement une première pour lui, noirs, arabes, asiatiques… Se signe-t-il ? Peut-être. J’imagine là aussi une réaction similaire à celle des Visiteurs, destruction de la camionnette de la poste en moins. À ses oreilles parviendraient une multitude de langues mais peu d’allemand et encore moins d’alsacien. Du français majoritairement, de l’anglais, de l’espagnol, autant de langues qu’il parviendrait peut-être à identifier. Viendraient les sonorités inconnues, exotiques : arabe, turque, hindi, peul… Une telle multitude de langues, il doit penser à l’épisode de la tour de Babel. Il se rendrait surtout compte que malgré tout ce qui lui est resté familier, les habitants de ce siècle font de lui un étranger dans sa ville.
Et si nous nous rencontrions ? Je pratique peu l’alsacien mais assez pour nous comprendre. Tour à tour journalier, charretier, fripier ou ferrailleur, Simon n’était pas riche et je l’imagine vivre avec sa famille dans un petit immeuble décrépi au fond d’une cour sombre et humide sur laquelle donnent des dizaines de fenêtres, promiscuité extrême. J’habite justement dans un tel d’endroit, situé dans un quartier populaire il y a encore trente ans, aujourd’hui rattrapé par la gentrification et totalement réhabilité. Malgré cela la cour est restée sombre et humide, la promiscuité inchangée (je pourrais serrer la main de mon voisin par la fenêtre), le plancher grince, on entend les souris courir dans le plafond et pour achever de planter le décor : peu après mon emménagement, le plus vieil occupant de l’immeuble me confia d’un sourire entendu que dans les années cinquante, à la place de mon appartement se trouvaient des chambres de passe.
Après avoir gravi l’escalier de meunier qui mène chez moi, Simon ne se sentirait probablement pas trop à l’aise : meubles modernes à la fonction indéfinie, agencement des pièces incompréhensible, poêle introuvable… Peut-être repérerait-il immédiatement le vieux coffre de 1704 — ce qui ferait toujours un siècle de moins que lui — qui me sert de bar. Découvrant l’eau courante, les toilettes, l’électricité ou la télévision, j’imagine encore Jacquouille, la boîte à troubadours. Me considérerait-il comme un érudit à la vue des centaines de livres de ma bibliothèque ? Ou serait-ce en apprenant que je sais lire et écrire, ceci en plusieurs langues — tout en me débrouillant si mal dans la sienne — et que je suis allé à l’université ? Une fois l’excitation des premiers moments passée, qu’aurions-nous à nous dire ? Nos différences d’éducation, de culture et d’époque constitueraient probablement un gouffre infranchissable. Quoique, autour d’une bière nous aurions au moins un sujet de discussion : Strasbourg.
Aucun doute pour Simon et pour moi : vous savez très bien écrire! Quelle belle façon de montrer votre ville, son histoire, et vos « standards of living » à travers les yeux de Simon et les vôtres. Mais en vous lisant, on se rend compte que, tout de même, nous avons tous fait de gros progrès en apprenant à accepter les autres, ceux qui sont « différents » de nous.
Comme vous, j’essaye souvent de mettre mes pas dans ceux de mes ancêtres. J’aime beaucoup votre manière d’écrire : on suit avec intérêt la déambulation dans la ville et cela suscite des réflexions transposables dans nos histoires.
Bravo Frédéric. Connaissant bien Strasbourg, j’ai pu imaginer ton ancêtre regardant connaissances avec ses lieux familiers.
Bonne continuation