Petit j’ai parlé alsacien. Aujourd’hui je parle français.
Sur des enregistrements audio réalisés vers mes 2-3 ans où ma grand-mère me lit des contes en français, on m’entend répondre spontanément en alsacien. Passé cet âge je parle français. Que s’est-il passé ? L’école, l’école est passée. L’entrée en maternelle marque un tournant majeur. Je ne dis pas qu’avant je ne parlais qu’alsacien, ce n’est pas le cas : mon père ne le parlait pas, ma mère passait indifféremment d’une langue à l’autre et ma grand-mère qui me gardait me parlait principalement en alsacien. J’avais donc pris l’habitude d’adapter ma langue à celle de mon interlocuteur. À l’école de la République où il allait de soi de parler français, j’ai perdu cette habitude et mon alsacien. Je ne dis pas non plus qu’après l’alsacien a soudainement disparu du paysage : ni ma mère ni ma grand-mère n’ont cessé de le parler, je me suis simplement mis à leur répondre en français.
Je n’ai pas tout perdu, loin de là. Je comprends toujours très bien l’alsacien et mon vocabulaire ne se limite pas à celui d’un enfant de trois ans. J’ai par contre, suite à ces décennies quasi muettes dans la langue de ma grand-mère, le plus grand mal à aligner trois mots à l’oral. Lorsque je m’y force, le résultat est un mélange improbable d’alsacien, d’allemand et de français prononcé avec un accent résolument français. Mes parents sont les seules personnes avec qui je pourrais pratiquer, mon père ayant entre temps appris. Je ne le fais pourtant pas, par manque de temps, par facilité : mener une conversation un tant soi peu élaborée serait incroyablement fastidieux. Entre amis, entre collègues, même si certains parlent l’alsacien, le français s’impose comme une évidence. La faute à qui ? À moi ? À l’école ? À la société ? À la République ?
Reconnaissons sur ce point à l’État français une efficacité assez inhabituelle. Sa politique linguistique engagée en 1945 et portée en grande partie par l’école aura réussi en quelques décennies à rétrograder au rang de curiosité folklorique la langue dominante depuis quinze siècles. Ce n’était pourtant pas la première fois que l’Alsace se retrouvait française et si l’État s’était jusqu’ici accommodé d’une population germanophone, il n’était en 1945 plus question de laisser perdurer sur le territoire de la République une langue assimilée à celle de la barbarie nazie. Cette parenté avec la langue de l’ennemi vaincu, couplée à la politique de dénigrement des dialectes touchant la France entière, ainsi qu’aux changements sociétaux profonds — exode rural, modernisation à marche forcée — alors à l’oeuvre, explique en grande partie la situation actuelle.
Un autre phénomène, peut-être plus marginal, plus citadin aussi, a pu jouer après-guerre : celui du rejet volontaire de l’héritage germanique. Mon père a appris l’alsacien sur le tard, au contact de ma mère. Il n’est pourtant pas moins Alsacien qu’elle et ses parents étaient dialectophones mais sa propre mère, suite à un séjour dans les geôles nazies durant l’Occupation, s’était jurée de ne pas transmettre cette langue germanique à ses enfants. Que ce soit suite à l’action de l’État ou au nom d’une vendetta personnelle, l’alsacien a souffert et en porte encore aujourd’hui les stigmates. Il se maintient malgré tout dans les milieux les plus ruraux éloignés des grands centres urbains et fait ces dernières années l’objet d’un regain d’intérêt à travers plusieurs manifestations visant à promouvoir son usage et à le défaire de son image de dialecte frustre et campagnard.
Et la généalogie dans tout cela ? L’alsacien est, dans toutes ses variantes, la langue de mes ancêtres. Ceux qui ne parlaient pas alsacien parlaient allemand, ceux qui ne s’exprimaient pas en allemand le faisaient en suisse allemand. Il me faut remonter très loin pour trouver des francophones. Je baigne à travers mes recherches dans un environnement linguistique et sociologique germanique. Je suis pourtant le premier dont la vie ne se déroule pas en alsacien. La généalogie est affaire de continuité mais l’histoire, familiale y comprise, s’articule autour de ruptures. La mienne en compte plusieurs : Réforme protestante et persécutions religieuses, guerre de Trente Ans, guerre de 1870 etc. Ces événements ont façonné ma généalogie et je ne peux imaginer ce qu’elle serait s’ils ne s’étaient produits. L’abandon de l’alsacien pour le français sera-t-il considéré plus tard de la même manière ?
Un témoignage poignant dans lequel, beaucoup de personnes peuvent se reconnaître. Tous les suisses et les allemands qui se sont appliqués à fonder une famille en alsace, se sont vus finir par s’exprimer en Alsacien. C’est seulement avec ma génération, que le français a pris réellement le dessus. Enfant, mon papa chauffeur-livreur m’emmenait dans son camion « Danzas ». C’était les jeudi, nous avons sillonnés le Haut-Rhin et j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer pendant les livraisons ou les arrêts « bistrot » de vieux arabes, des « noirs », des slaves de plusieurs pays, des italiens s’exprimer dans un alsacien parfait dans une alsace française depuis 25 ans! Même à l’école, ceux qui venaient d’ailleurs s’essayaient au dialecte, parmi eux, certains le pratiquent encore courament.
L’abandon de l’alsacien a été planifié, comme l’a été la réécriture de l’ histoire enseigné à l’école.., comme les allemands avaient planifié une germanisation et une réécriture de l’histoire précédente. Les francophones et les étrangers, dans cette même logique, sont venus contre-balancer artificiellement l’équilibre local. Comme en matière juridique, il y a les faits et les inteprétations. On peut en oublier et pointer le projecteur sur d’autres, quant-à l’interprétation c’est un exercice de style. Fort heureusement, il reste les journaux et la mémoire familiale.
Une rupture rapide, violente qui s’articule autour de ce malaise Alsacien dont la plupart des personnes n’ont aucune idée de sa teneur réelle. Je pense, qu’effectivement pour les généalogistes du futur, la perte du dialecte ne sera qu’une donnée additionnelle au même titre que la Réforme ou la guerre des Suédois!
Voilà une illustration intéressante sur la complexité des mécanismes en jeu dans l’installation du bilinguisme dès l’enfance. Ici la compréhension d’une des langues persiste, sans pour autant faciliter son expression. Peut-être est-ce donc bien la réduction des registres d’usage de cette langue en société qui, peu à peu, mènerait à sa disparition, et non l’opposé.
Il faut avoir avoir vécu à cette époque charnière, reçu des baffes de bons instituteurs pour s’être exprimé en Alsacien à la récrée; d’avoir eu cette pression qui nous faisait honte de nous exprimer en alsacien pour comprendre qu’il y avait une volonté politique derrière tout cela. Avoir vu ces pubs qui faisant du français une langue « chic »… Après, quand on creuse plus loin, la génération de nos parents, on ne trouve que ce malaise alsacien dans tous les membres de notre famille. Pour ma part, il ne fait aucun doute qu’un des impératifs de l’état était de s’assurer que plus jamais l’Allemagne ne pourrait avoir des prétentions sur ces terres d’origine, sur un peuple qui a sa culture et sa langue. L’usage de la langue française est tardif et date de l’après-guerre. Mon père à 20 ans le parlait très mal, ses frères encore moins, ma maman un peu plus, mes deux grand-mères pas du tout. L’Alsace française, m’apparaît comme une farce sauf dans de rares coins que l’on cite avec insistance pour justifier d’une francophilie exploitable. Les chiffres concernant les francophones en Alsace frisent le ridicule avant 1870 jusqu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Alors les mécanismes en cause de la réduction de l’usage de l’Alsacien me semblent bien issus d’un impératif politique.