De l’Alsace bossue aux forêts de Pennsylvanie

Années 1730 : les sirènes de l’Amérique résonnent à travers tout l’espace germanique et les candidats au départ se comptent par milliers chaque année. Parmi eux, quelques dizaines en provenance d’Alsace bossue.

Des convois sont organisés pour acheminer les futurs colons vers Rotterdam et Amsterdam, ports d’embarquement pour le Nouveau Monde. La destination la plus courante pour les Palatins, dénomination alors générique pour désigner les Allemands, est la Pennsylvanie et sa capitale Philadelphie. Le trajet depuis l’Alsace n’est pas de tout repos : après s’être mis en branle, souvent plusieurs mois avant l’appareillage, les convois doivent d’abord rejoindre le Rhin avant d’embarquer sur des péniches surchargées qui les mèneront aux Pays-Bas. Une fois sur place, il faut ensuite patienter jusqu’au départ dans des conditions précaires dues en grande partie à l’incapacité des autorités à faire face à un tel afflux de migrants. Hans Schneider, sa sœur Veronica, son mari David Mertz et leurs enfants embarquent à Rotterdam à bord du Richard and Elizabeth et arrivent à Philadelphie le 28 septembre 1733. Ils sont accompagnés de Margaretha Mertz, une sœur de David, son époux Abraham Vautrain et leurs enfants ainsi que bien d’autres connaissances.

Les formalités d’arrivée réglées, parmi lesquelles la prestation du serment d’allégeance au roi de Grande-Bretagne, les colons s’enfoncent à l’intérieur des terres et s’installent à une centaine de kilomètres au nord de Philadelphie dans ce qui est aujourd’hui le comté de Lehigh, du nom de la rivière Lehigh, un affluent du Delaware. À l’époque c’est une région presque vierge, recouverte de forêts denses, cédée depuis peu par les indiens Lenape aux fils de William Penn, fondateur de la Pennsylvanie. Cinq ans plus tard ce sont les enfants d’Ulrich Schneider, frère de Hans et Veronica, resté au pays, qui traversent l’Atlantique pour rejoindre leurs oncles et tantes. Nickel, l’aîné de la fratrie, accompagné de sa femme, ses enfants et deux de ses frères cadets Hans et Friedrich embarquent sur le Robert and Alice et accostent à Philadelphie le 11 septembre 1738, là aussi accompagnés de plusieurs compatriotes. Parmi ceux-ci Paul Balliet de Schalbach dont il sera bientôt question. Quelques années plus tard, Daniel et Esther, les benjamins de la fratrie Schneider effectueront également la traversée.

Arrêtons-nous un instant sur la traversée à proprement parler. Celle-ci s’effectue dans des conditions particulièrement difficiles, à bord de navires marchands pour la plupart, aménagés à la hâte pour l’accueil des passagers. La promiscuité et le manque d’hygiène contribuent à la propagation des maladies. Aucun navire n’arrive en Amérique sans déplorer plusieurs dizaines de morts. Walter Goodman, capitaine du Robert and Alice écrit ainsi : « Le 4 juillet [1738] je quittai Douvres 1 en Angleterre et arrivai ici sur cette rivière le 9 septembre avec équipage et passagers en bonne santé mais durant la traversée j’eu beaucoup de malades. Néanmoins, avec seulement 18 décès, nous déplorons de loin le moins de pertes de tous les navires arrivés à ce jour. Nous sommes le troisième navire à être arrivé. J’ai navigué en compagnie de quatre autres capitaines qui ensemble comptèrent 425 morts, un 140, un 115, un 90 et le dernier 80. » 2 On estime que sur un total de 6500 candidats à la traversée, environ 2260 trouveront la mort au cours de l’année 1738, faisant de celle-ci l’une des plus meurtrière de l’histoire.

Au bord de la Lehigh, la cohabitation entre colons et indiens est pacifique, comme le voulait William Penn qui avait préféré leur acheter leurs terres plutôt que de les en spolier comme il aurait pu le faire. La communauté, déjà très soudée, renforce ses liens par des intermariages constants. Paul Balliet épouse ainsi Magdalena, une des filles d’Abraham Vautrin arrivée avec son père en 1733, et ouvre un magasin général auquel vient s’adjoindre une auberge en 1750, la Whitehall Inn. L’endroit qui prendra au XIXe siècle le nom de Ballietsville est un lieu d’échange et de troc accueillant colons comme indiens. Pour ces derniers Paul devient « Bowl » Balliet, surnom donné en référence à l’enseigne de l’établissement, un énorme bol fumant, mais également au fait qu’il servait ses clients dans des bols en bois. Paul décède en 1777 à la tête d’un domaine de près de 288 hectares. Sur sa pierre tombale on lit « First of the Balliets who came to Whitehall in 1738 from Alsace in Europe ».

Au fil des ans les relations entres indiens et colons finissent par se tendre. En cause le défrichage de vastes étendues forestières ainsi que le peu de considération et souvent la malhonnêteté des colons à leur égard. La situation finit par dégénérer. Début octobre 1763, des trappeurs indiens se rendent à Bethlehem, à une vingtaine de kilomètre de Ballietsville, pour y troquer leurs fourrures. Ils dorment à l’auberge et au réveil constatent que leurs biens ont été dérobés durant la nuit. Éconduits par l’aubergiste probablement complice, ils courent déposer plainte puis reviennent armés d’une injonction du juge intimant de leur restituer leurs biens. L’aubergiste les met une fois de plus à la porte, se faisant cette fois bien plus menaçant. Prudemment, les indiens se replient dans les bois où ils rencontrent un autre groupe ayant récemment subit une mésaventure similaire. Les hommes, une vingtaine au total, décident de se faire justice eux-mêmes et le 8 octobre, un déchaînement de violence aveugle s’abat sur le comté.

Au petit matin, les indiens attaquent et incendient une auberge, tuent deux personnes et en blessent plusieurs autres dont une mortellement. Ils se dirigent ensuite vers la ferme de Nicolas Marx, un alsacien originaire de Burbach, qui parvient à s’enfuir avec sa famille et trouve refuge dans une maison forte non loin. Une petite troupe d’hommes en armes y est assemblée. Ceux-ci se rendent sur l’exploitation de Jacob Mickley, voisine de celle de Nicolas, où ils découvrent les corps de deux des enfants Mickley, l’un scalpé. Il se dirigent ensuite vers la ferme de Nicolas qu’ils trouvent incendiée. Non loin, la ferme de Hans Schneider, le fils d’Ulrich, est également en flammes ; Hans et son épouse, tous deux scalpés, ainsi que trois de leurs enfants gisent morts dans un champ. Un peu plus loin, deux autres enfants du couples sont blessés, l’un d’eux scalpé, mais vivants. Sur le chemin du retour, le décompte macabre se poursuite : la troupe ramasse une femme et sa petite fille mortes et scalpées au bord de la route. 3

On estime qu’un peu plus de vingt personnes ont trouvé la mort et plusieurs dizaines d’autres ont été blessées, sans compter les exploitations incendiées. La plupart des familles vivant dans des fermes isolées vont trouver refuge dans les villes et villages, toute la contrée s’arme et se prépare à une propagation de la violence et de nouvelles attaques. Il n’en sera rien : les indiens disparaissent aussi vite qu’ils étaient venus. Le comté de Lehigh n’aura par la suite plus à déplorer d’attaques de la sorte.


1. Avant de s’engager dans la traversée de l’Atlantique, tous les navires en partance pour l’Amérique devaient faire escale dans un port anglais où les marchandises étaient dédouannées.

2. Toutes les informations concernant les conditions du transport jusqu’à Rotterdam, la traversée et l’arrivée à Philadelphie sont tirées de The Emigration Season of 1738: Year of the Destroying Angels par Klaus Wust.

3. Un rapport bien plus détaillé de ces événements accompagné d’une carte indiquant l’emplacement des différentes exploitations ainsi que l’auberge de Paul Balliet est disponible dans Report of the Commission to locate the site of the frontier forts of Pennsylvania, volume 1 (Harrisburg, Pa : WM. Stanley Ray, 1916) édité par Thomas Lynch.

1 réflexion sur « De l’Alsace bossue aux forêts de Pennsylvanie »

  1. Bonjour,
    je me permets de signaler l’article « L’Alsace Bossue, l’Amérique et le guerre de Sept ans » que j’ai publié en 1995 dans PAYS D’ALSACE, le bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Saverne (n° 170 et 173). On y trouve détaillés les démêlés entre les Indiens Delaware et les familles Balliet, Schneider, Frantz, Vautrin, Wetterhold, Allimann, etc, originaires d’Alsace Bossue.
    On retrouvera ces mêmes familles 20 ans plus tard dans l’article « Le pays de Sarrebourg et l’Alsace Bossue dans la guerre d’Indépendance américaine » : PAYS D’ALSACE n° 197, 198 et 199 (années 2001 et 2002).

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