L’Alsace est et a toujours été une terre de frontières, l’une des plus apparentes étant la frontière linguistique entre les langues romanes et françaises.
Une part non négligeable de mes ancêtres est originaire de régions francophones, principalement de Lorraine. Une fois installés en Alsace, leurs patronymes subissent bien souvent d’intéressantes modifications. Celles-ci appartiennent à deux grandes catégories.
La première résulte d’une prononciation germanisée : prenez un patronyme à consonance bien française et prononcez-le avec un fort accent allemand. Join devient ainsi Schwing, Pilla se transforme en Billard, Jobart en Schoppart, Brion mute en un infectieux Prion et en forçant toujours plus le trait on peut rendre un d’Aigremont en Degermann voire Ackermann, un Toussaint en Tussing, Tusse ou Dusse, un Véron en Wehrung, un Jacquemin en Schagman ou encore un Girardin en Cherding. Ces germanisations constituent de formidables machines à voyager dans le temps, permettant de revivre l’instant où le pasteur essaye de retranscrire du mieux qu’il le peut ces noms aux sonorités si peu familières. On s’imagine le dialogue de sourds entre le vieux Toussaint né en Lorraine et le pasteur de son nouveau village alsacien : « Toussaint », « Tussing ? », « Tous-saint », « Tus-se ? », « … », « Dusse ? » Et le vieux Toussaint de tourner les talons en maugréant quelques jurons plus incompréhensibles encore aux oreilles de l’homme d’Église dépité.
La seconde forme provient de la traduction littérale. Plusieurs catégories de noms s’y prêtent particulièrement bien : citons les métiers, les couleurs, les prénoms et les animaux. Ma généalogie regorge de Maréchal devenus Schmidt, de Charpentier transformés en Zimmermann ou de Meunier en Müller. Là aussi on s’imagine la conversation : « Chean Char-pen-ti-er ? », « Oui, Zimmermann », « Ah ! Chean Zimmermann ! » Et voici, probablement avec la bénédiction de son patriarche, la famille Charpentier renommée Zimmermann. Les Blanc deviennent des Weiss, les Lenoir des Schwarz, les Roux des Rot ; François se transforme en Frantz, Blaise en Blaes, Grosjean en Grosshans et Petitdemange en Kleinsontag. Quelques noms d’oiseaux également : des Lalouette devenus Lerch et des Lecoq, Hahn. À ces traductions assez naturelles viennent s’en ajouter d’autres tout aussi littérales mais bien plus alambiquées : des Couvrepuits se retrouvent traduits en Deckbrunn ou encore des Dufour en Backofen.
Les patronymes français ne sont pas les seules victimes. Deux exemples me viennent à l’esprit. Le premier est Thomas Dameron, originaire d’Angleterre, arrivé en Alsace au cours de la guerre de Trente Ans et dont le nom prend des orthographes aussi variées que Demeren, Thameran ou Dämion. Derrière ces différentes graphies on devine l’accent anglais de Thomas et l’embarras du pasteur essayant de le retranscrire le plus fidèlement possible dans ses registres. Le second est Benedict Guggisberger, installé en Alsace du Nord à la fin de la guerre de Trente Ans, originaire du canton de Berne, germanophone mais qui verra pourtant son nom rapidement transformé en Kochersberger. L’Alsacien parlé dans le Nord et le dialecte bernois possèdent des sonorités si différentes que leurs locuteurs ont du mal à se comprendre. Prononcé avec l’accent guttural typique de Berne, un tel nom a dû laisser le pasteur perplexe. Ce dernier, cherchant à se raccrocher à des sons familiers, aura cru entendre « Kochersberg », nom d’une colline et par extension de la région voisine de celle où Benedict s’était établi.
Le phénomène n’est pas à sens unique et des patronymes germaniques peuvent également se retrouver traduits en français, particulièrement dans les zones situées sur la frontière linguistique. C’est le cas de plusieurs vallées vosgiennes telles que le val de Villé, le val d’Argent ou la vallée de la Bruche qui constituent des lieux de rencontre entre patois romans et germaniques. Mes ancêtres n’y ayant effectué qu’un passage éclair, leurs noms n’ont pas eu le temps d’être modifiés. Voici cependant quelques exemples relevés dans les registres, à la fois « francisations » et traductions littérales : ayant entendu Sommer un pasteur aura compris Sombre tandis qu’un autre aura retranscrit Von Gunden en Fongond et un dernier Haussenrieth en un improbable Ousnered. Les Neuhauser se retrouvent quant à eux traduits en Neuve Maison, les Fels en Laroche ou encore les Mauer en Masson.
Toutes ces altérations posent évidemment un certain nombre de problèmes. S’il est compliqué de les suivre d’une génération l’autre, il l’est encore beaucoup plus lorsqu’elles se déroulent au cours d’une seule vie. Particulièrement marqué au niveau de la frontière linguistique, ce phénomène se retrouve également dans les villages possédant une paroisse francophone indépendante, souvent créée suite à l’afflux soudain et massif d’immigrés français. Il se produit aussi souvent lors de l’arrivée d’un nouveau pasteur qui pourra choisir, selon sa sensibilité, sa langue de prédilection ou simplement son ouïe, une graphie différente de celle de son prédécesseur. Tout ceci mène à des situations où des membres d’une même famille portent la version originale de leur patronyme dans un village et la version traduite dans le village voisin. Ces changements peuvent aussi parfois ouvrir des pistes de recherche et sont surtout un rappel que rien n’est jamais simple en généalogie.
Intéressante étude : on pourrait ajouter pour le Haut-Rhin des Jean devenus Tschann, des Pierrat venus des Vosges et transformés en Behra, et aussi les Henriot de Haute-Saône finissant en Aria, sans parler des Vernet devenus Wernette. L’inventaire n’est pas complet !
Oui très intéressant. Les HENRIOT arrivés dans la vallée de Guebwiller sont devenus des HERRGOTT. Dans le val de Villé les DURAND deviennent des DROUAN, etc. etc.
Très bon billet qui fait bien le tour du problème. Cependant, à la réflexion, je ne pense plus que les locuteurs germanophones avaient du mal à se comprendre entre eux. Un fort accent différent, n’était pas un barrage quand la syntaxe et la grammaire étaient la même. Nous parlons tous de nos jours un alsacien tellement appauvri que certaines différences nous apparaissent insurmontables. Les mots d’origine francique (Kochersberg ) ou alémanique, ne demandaient pas un réel effort d’adaptation comme de nos jours. Ma grand-mère ayant passé toute son enfance dans le Bas-Rhin n’avait aucun mal à converser avec un suisse allemand et vice-versa. Le truc le plus étonnant dont j’ai été témoin est mon grand-père conversant sans aucun effort avec des alsaciens de Castroville , alors qu’ a mon oreille ce n’était que du charabia! Nous n’avons pas trop de problèmes à parler avec des suisses francophones, des belges ou des canadiens La pire expérience linguistique a été de tenter de converser avec un sudiste bourré, il me chantait des trucs et j’avais la mélodie et pas les paroles. Un problème résolu la cuite passée!
Sans parler du village suisse frontière de Twann… (Douane)