Mon premier arbre

La généalogie est chez moi une passion vieille de 20 ans ; et je n’en ai pas encore 30.

 Je n’étais guère âgé de plus de 8 ans lorsque ma grand-mère m’offrit mon premier arbre. Il est posé devant moi alors que j’écris ces lignes et aujourd’hui encore je ne peux qu’admirer tous les détails qui composent cette magnifique aquarelle aux couleurs chatoyantes et aux thèmes enfantins. À ce jour je n’ai pas trouvé d’arbre plus beau.

L’arbre, un grand chêne, se dresse au sommet d’une colline depuis laquelle s’ouvre un paysage vallonné recouvert de prairies où se nichent des petits villages regroupés autour de leur église. Au milieu des herbes folles qui poussent à son pied se cachent souris, lapins, hérissons, escargots et volettent coccinelles et papillons. Son tronc est suffisamment large pour servir d’habitation à toutes sortes d’insectes anthropomorphes : à sa base, juste au-dessus de la case blanche intitulée « moi » où figure mon nom, une petite fourmi arrose les fleurs de sa fenêtre aux volets verts percés d’un cœur. Un peu plus haut, là où le tronc se divise en deux branches, une pour « papa », une pour « maman », une cigale et une fourmi, chacune coiffée d’un haut-de-forme, sont en pleine discussion ; posée sur la case de mon grand-père maternel, une libellule portant une besace et un chapeau les écoute attentivement. Les branches se succèdent ainsi sur fond de ciel bleu jusqu’à une cime feuillue, repère d’écureuils et d’oiseaux chanteurs, et sur laquelle se détachent les cases de mes arrière-arrière-grands-parents.

Ce fut ma mère qui se chargea de compléter les cases, peut-être à ma demande, peut-être par peur que je défigure ce si bel arbre de mon écriture trop peu assurée. Cinq générations… à un âge où l’on envie encore ses grands-parents d’avoir eu la chance de côtoyer les dinosaures, c’est à la fois impressionnant et abstrait. Ces cinq générations remirent également en question le dogme de l’infaillibilité parentale : ceux-ci butèrent sur les dates de naissance et de décès exactes de leurs grands-parents. Les miens furent appelés à la rescousse mais se trouvèrent à leur tour confrontés aux leurs, les grands-parents de mes grands-parents, concept au combien délicat à assimiler et à faire cohabiter avec les dinosaures. Nous nous trouvions à l’évidence devant un mur infranchissable puisqu’il me semblait que pour le surmonter il aurait fallu demander à des personnes encore plus vieilles et que c’était bien connu : plus ancien que les papys et les mamies, ça n’existe pas ! – Il n’y avait dans ma famille plus d’arrière-grands-parents toujours de ce monde pour mettre à mal ma belle théorie.

On sortit alors des tiroirs de mystérieux artefacts, au premier rang desquels un parchemin poussiéreux qu’on me présenta comme extrêmement fragile et que mon grand-père déroula sur son bureau avec le plus grand soin. Le manuscrit, assemblage hétéroclite de feuilles reliées par du scotch jauni mais que je n’eus malgré tout le droit de manipuler que bien des années plus tard, était un arbre qui, à mille lieues du mien, avait abandonné toute prétention artistique pour adopter le style efficace mais austère d’un schéma technique. Mon grand-père y avait consigné le résultat de ses recherches et j’y découvris l’existence d’êtres encore plus anciens ayant vécu au-delà de la « cinquième ». Le plus ancien d’entre eux, le grand-père du grand-père de mon grand-père, Jacques Specht, me fit très forte impression, d’une part car cet homme venu du fond des âges était l’homonyme de mon père et de l’autre car il était né non pas au XXe, non pas au XIXe mais au XVIIIe siècle ! J’avais maintenant compris le « truc » et la question, évidente, fusa : « et avant lui ? » Mon grand-père bredouilla qu’il ne savait pas, que les « registres » n’en disaient pas plus et c’est ainsi que j’appris l’existence de ces grimoires qu’on me décrivit comme de véritables catalogues d’ancêtres accessibles uniquement aux rares initiés capables de les déchiffrer.

Malgré l’aveu d’impuissance et d’ignorance un peu honteux de mon aïeul, son arbre représenta à partir de ce moment et pour de longues années l’idéal à atteindre et éventuellement, dans mes rêves les plus fous, à dépasser. Cela fait maintenant longtemps que je ne peux plus faire tenir tous mes ancêtres sur quelques feuilles de papier scotchées ensemble et longtemps aussi que j’ai répondu à la question qui avait mis mon grand-père dans l’embarras. Malgré cela, je conserve précieusement son « parchemin », sorte de relique généalogique à mes yeux. Je conserve avec autant de soin mon premier arbre d’enfant où figurent encore quelques cases vides que je pourrais aujourd’hui compléter, ce que je ne ferai pas car elles sont le témoignage de mes premiers pas dans cette discipline mais surtout car sur cet arbre, aucune date de décès ne vient assombrir les cases de mes grands-parents.

5 réflexions sur « Mon premier arbre »

  1. La cigale et la fourmi trouvent ton texte très lyrique et oh combien, juste et émouvant.
    Continue à nous surprendre et courage pour tes recherches !

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