À une dizaine de kilomètres de la source de l’Emme, rivière alpine plus connue par sa vallée, l’Emmental, se situe le village de Schangnau. Pâturages d’un vert éclatant parcourus d’une multitude de petits ruisseaux et cernés de forêts de conifères, ciel d’azur sur lequel se détachent les sommets des Alpes bernoises, chalets aux murs recouverts de ces petites tuiles de bois typiques, un parfait paysage de carte postale, légende : « Gruss aus Schangnau ».
Nous sommes dans la première moitié des années 1720, certainement pas en hiver, on ne s’aventure pas sur des sentiers de montagne en hiver, probablement au petit matin, l’heure du départ pour qui a une longue route devant soi. Ils sont quatre, trois frères et une sœur, Christian, Hans, Elisabeth – Elsi – et Ulrich – Uli – Büllmann, à s’engager sur le chemin qui mène au bas de la vallée, peut-être rejoints par d’autres voyageurs, assez pour former un petit convoi. La destination n’est pas nécessairement la même pour tous mais en ce qui concerne les enfants Büllmann direction l’Alsace pour un voyage sans retour. Pourquoi quittent-ils leur village carte postale ? La répression de la révolte paysanne de 1653 a marqué le début de l’émigration suisse vers l’Alsace et ce sont probablement les récits de ces premiers émigrés : herbe grasse des hautes chaumes, terres fertiles de la plaine, facilités d’installation, qui incitent les jeunes Büllmann à abandonner la rude vie montagnarde.
Du voyage nous ne savons rien. Nous ne savons pas non plus où s’installe la fratrie à son arrivée. Christian et Elsi sont les premiers dont on retrouve la trace le 2 décembre 1725 à Wolfisheim où ils épousent le même jour respectivement Elisabeth et Johannes Depp, également frère et sœur, originaires de Riggisberg à une quarantaine de kilomètres de Schangnau. Trois mois plus tard c’est au tour de Hans d’épouser Catharina Jenny, toujours à Wolfisheim. Héritière de la première paroisse réformée de Strasbourg fondée par Calvin en 1538 et fermée par la ville en 1563, la paroisse de Wolfisheim est créée en 1655 par le comte de Hanau-Lichtenberg tout spécialement pour accueillir les nouveaux arrivants, celui-ci allant jusqu’à nommer un pasteur lui-même Suisse. Cette spécificité fait de la paroisse un centre important pour les immigrés qui viennent de loin pour assister à l’office. Pour autant, Christian, Hans, Elsi et Uli n’ont probablement jamais habité à Wolfisheim.
Elisabeth et Johannes Depp, les époux de Christian et Elsi, comptent encore cinq autres frères et sœurs, tous installés dans des censes de la haute vallée de la Bruche, aux alentours de Rothau et Neuviller-la-Roche. Les censes sont des fermes d’altitude où l’on pratique l’élevage ; plus grandes que la moyenne, elles permettent de faire vivre plusieurs familles. Elles appartiennent au seigneur local et sont louées à cette époque presque exclusivement à des familles d’origine suisse. Parmi celles-ci, certaines font partie de la première génération arrivée immédiatement après 1653 et sont donc présentes depuis près de soixante-dix ans. L’isolement de ces exploitations, les alliances forgées au fil des mariages ainsi qu’un sentiment d’appartenance commune ont permis de tisser des liens très forts. C’est cette communauté que rejoint la fratrie Büllmann mais chercher à établir si cela est dû aux mariages de Christian et Elsi ou le contraire reviendrait à chercher à résoudre le paradoxe de l’œuf ou la poule.
Les premiers enfants naissent dans les censes de la Haute-Goutte et de la Barrer Melkerei dans la forêt de Barr. Uli, le benjamin, se marie le 20 janvier 1728 à Neuviller-la-Roche. Il réside alors à la Barrer Melkerei mais quelques mois auparavant habitait encore au Munchhof près de Still, plus bas dans la vallée, avec son frère Christian. Celui-ci, malade, décède en mai 1728 à l’âge de 32 ans à la Barrer Melkerei. La maladie progressant, peut-être a-t-il voulu se rapprocher de ses frères et sœur. Hans disparaît des registres en 1729, Elsi en 1741 et Uli en 1739. Si le sort de Hans et Elsi reste inconnu, celui d’Uli est en revanche parfaitement documenté. Au début des années 1750 il s’installe au Neuweyerhof près d’Altwiller à soixante-quinze kilomètres de là et est rapidement rejoint par Christian, le fils de son frère décédé, ainsi que Maria, la fille d’Elsi, accompagnée de son époux. Hans et Elsi ont peut-être suivi une voie similaire mais il sera difficile de les retrouver tant l’aire géographique où chercher est étendue.
Le choix de venir dans ces fermes isolées est tout de même curieux. Le principe de la cense rend la situation du locataire précaire : ne possédant ni la maison où il habite ni les terres qu’il exploite, il peut en théorie se retrouver du jour au lendemain sans rien d’autre que ses biens mobiliers. Cette situation ne peut convenir qu’à des personnes qui la recherchent. Cela ne semble pas être le cas d’Uli, de son neveu ou de sa nièce qui ne quitteront plus le Neuweyerhof une fois installés. Une communauté y trouve cependant son compte : les anabaptistes. Persécutés en Suisse, ils ont trouvé refuge en Alsace, en particulier dans les censes de la vallée de la Bruche où ils sont déjà présents lors de l’arrivée des Büllmann. L’éloignement de ces dernières des centres villageois offre aux anabaptistes l’autarcie et l’indépendance qu’ils recherchent. De plus le statut de locataire leur permet de pouvoir fuir facilement ce qui constitue un gage de sécurité pour eux.
Qu’en est-il des Büllmann ? D’un côté ils déclarent leurs baptêmes, décès et mariages contrairement aux anabaptistes qui se méfient de l’autorité religieuse et Christian Depp, beau-frère de Christian et Elsi, habite à Rothau dont il a acquis le droit de bourgeoisie, chose impensable pour les anabaptistes qui se tiennent éloignés de la vie civique. De l’autre, Magdalena Depp, une belle-soeur, est enterrée au « cimetière anabaptiste du Hohwald » en 1789 – son mari Valentin Dolder est d’ailleurs originaire de Schangnau et en 1761, Peter Gerber, jeune homme de 24 ans dont le père était également natif de Schangnau, se présente au Neuweyerhof avec le désir d’être baptisé car, sa mère étant anabaptiste, il ne l’a pas été à sa naissance. Les Büllmann n’étaient probablement pas anabaptistes, ils ne sont jamais désignés comme tels, mais ont tout de même baigné dans ce milieu, peut-être même déjà en Suisse, et devaient partager certaines convictions voire des liens familiaux. Leur choix de quitter une vallée pour s’installer dans une autre trouve peut-être sa justification dans cette dernière hypothèse.
Je suis très intéressé, une de mes ancêtres Anna Schlegel vient de Schangnau, née environ 1685 marié à Christian Ropp en 1715 à Saint Marie aux Mines. Christian est né à Riggisberg le 2/11/1679. Je travaille à ma généalogie.
Jean-Paul Ropp :