Dans de sales draps

Pendant la guerre de Trente Ans, une grande insécurité régnait dans la campagne alsacienne. Ce n’était pas tant les armées, facilement repérables et de ce fait évitables que craignaient les voyageurs mais les bandes de brigands qui profitaient de l’anarchie ambiante pour rançonner qui bon leur semblait. Peu avant Noël 1638, deux habitants de Barr, Johann Degermann et Matthis Wolff, sont enlevés, séquestrés et maltraités pendant près de 15 jours avant d’être libérés contre rançon. Le 9 janvier 1639, le magistrat de Strasbourg recueille leur déposition et nous offre ainsi une plongée saisissante dans cette période trouble. Le texte original est conservé aux archives de Strasbourg ; je me base ici sur la transcription donnée dans Die Herrschaft Barr du Dr Friedrich Hecker et reproduite ici.

Au matin du jeudi avant Noël, Johann et Matthis se mettent en route pour Strasbourg avec quatre chariots chargés de vin. Vers midi, non loin d’Obernai, l’équipage est assailli par une troupe de 14 cavaliers menés par Diebolt Hazard dit le Schirmecker Diebolt, un bandit de grand chemin qui sévit alors dans la plaine d’Alsace. Les chevaux sont dételés, les deux Barrois ligotés puis juchés chacun sur une monture et conduits ainsi à travers des petits sentiers de montagne jusqu’à une métairie près de Grandfontaine qu’ils atteignent aux alentours de minuit.

Bien entendu, les bandits exigent une rançon en échange de leur libération. Johann et Matthis commencent par se récrier devant les sommes demandées mais après avoir été brutalement et copieusement frappés, sont convaincus de promettre respectivement 200 et 100 doublons 1 pour sauver leur vie. Les jours suivants, les pauvres hères sont traînés de ferme en ferme jusqu’à ce que Diebolt et ses comparses s’aperçoivent qu’un groupe de Strasbourgeois, certainement inquiets de ne pas voir les deux marchands arriver, s’est lancé à leur poursuite. Les brigands décident alors de se replier sur Baccarat, hors de la juridiction de Strasbourg.

De là, ils se mettent en relation avec le représentant de l’autorité locale : Jacob Brasy, officier du comte de Salm à Badonviller, afin de lui demander d’avancer l’argent de la rançon. Celui-ci leur répond qu’il ne dispose pas de la somme exigée et qu’il faudra donc d’abord que les familles réunissent les fonds. Informées, celles-ci s’exécutent et confient l’argent à un intermédiaire mais celui-ci n’arrivera jamais… Brasy décide alors de se rendre à Baccarat pour négocier en personne avec Diebolt. Les tractations se déroulent dans la maison du maire de la ville : Brasy propose 120 doublons pour Johann et 80 pour Matthis, proposition rejetée par Diebolt qui décrète qu’il ne descendra pas en-dessous de 280. Faute d’accord, Brasy s’en retourne à Badonviller.

Diebolt laisse alors éclater sa fureur sur les deux hommes : il fait mettre un tison à chauffer et leur promet les pires tourments. S’ils échappent finalement au fer rouge, ils ne peuvent éviter les coups du brigand. Celui-ci s’acharne particulièrement sur Johann, le rouant de coups après l’avoir jeté à terre et menacé d’un pistolet collé sur sa tempe. Le sang coule. Johann en gardera des séquelles pour le restant de ses jours.

La nuit semble avoir porté conseil puisque le lendemain, Diebolt vient trouver les prisonniers pour leur faire une offre aussi inattendue qu’inespérée. Il accepte de renoncer à 70 doublons sur les 300 demandés et propose que les 230 restants soient payés comme suit : 200 en espèces sonnantes et trébuchantes et 30 constitués du cheval de Brasy ainsi que de son équipement, selle et pistolets y compris. L’offre est transmise à Brasy et l’accord final stipule qu’en échange d’une promesse signée de ce dernier portant sur un montant de 133 doublons plus le paiement immédiat de 67 autres ainsi que la remise du cheval et de l’équipement, les otages seront libérés.

L’affaire est conclue et Diebolt se rend à Badonviller pour toucher sa rançon. Malheureusement, c’est également ce moment que choisissent l’Obristleutnant Mercy – membre de la garnison de Baccarat et homme peu recommandable ayant longtemps croupi dans les prisons de Benfeld avant d’être libéré sur la seule parole du sieur de Ribeaupierre – et l’Obristwachtmeister, son supérieur, pour revenir en ville. Informés de la présence des prisonniers barrois, ils ordonnent que ceux-ci soient conduits au château afin de les y interroger. Face au refus des geôliers, ils viennent s’en emparer par la force. Les militaires ne croient pas les deux hommes lorsqu’ils leur disent relever de la ville Strasbourg, convaincus que Barr appartient encore à l’évêché. Johann Degermann tente de leur faire entendre raison mais ses explications ne réussissent qu’à rappeler à l’Obristwachtmeister son désagréable séjour dans les geôles strasbourgeoises et les 10 Reischthäler que ses gardiens lui extorquaient quotidiennement. Il décide qu’ils devront lui rembourser cette somme et fixe une nouvelle rançon à 800 doublons tout en maintenant celle promise à Diebolt. Face à cette demande insensée, Johann et Matthis tombent à genoux et implorent la grâce de Dieu ; geste qui n’émeut aucunement l’officier, ce dernier disant avoir entendu à Benfeld que Johann avait largement les moyens de payer cette somme. Sur ce, Mercy les fait jeter « au fond des fossez », un trou sombre et étroit, en attendant le retour de Diebolt et Brasy trois heures plus tard.

Devant ce nouveau retournement de situation, Brasy est sur le point de déclarer l’ancien accord caduc et de retourner immédiatement à Badonviller. Diebolt l’en dissuade et lui promet d’arranger les choses en échange, notre gaillard ne perdant jamais le nord, d’une écharpe d’officier 2. Brasy accepte et Diebolt conclu rapidement les négociations : l’Obristwachtmeister empochera les 133 doublons tandis que Diebolt gardera les 67 autres ainsi que le cheval. Il promet également de récupérer l’argent que lui devrait Strasbourg ainsi que de de faire libérer un des gens des Fleckenstein détenu à Benfeld. Cet accord satisfaisant toutes les parties, Johann et Matthis sont relâchés et escortés par Brasy à Badonviller avant de regagner Barr le 5 janvier.


1. La transcription précise : 1 doublon = environ 7 Mark. D’après mes recherches, 1 Mark de 1914 équivaut aujourd’hui à environ 13 € ; d’où : 1 doublon = environ 90 €.

2. L’écharpe est un vêtement qui faisait partie de l’uniforme d’officier et qui au fil du temps aura tendance à être remplacée par la ceinture. Diebold est vraisemblablement devenu Caporal puisque dans la transcription il est désigné comme « Corporal Diebold ».

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