L’histoire familiale contée par les parents et grand-parents est fréquemment à la source des premiers questionnements généalogiques. On cherche, on fouille, on creuse et bien souvent ce qu’on découvre se révèle être plus ou moins éloigné de la tradition orale : détails déformés par le passage du temps ou volontairement oubliés, l’écart entre la réalité et le folklore familial peut être conséquent et se trouve parfois là où on ne l’y attendait pas.
Mon arrière-arrière-grand-père Gustav Seidel serait ainsi arrivé à Strasbourg, en provenance de Silésie, avec le train des milliers de fonctionnaires affluant de tous les coins de l’Empire vers la capitale des territoires nouvellement annexés en 1871. Il aurait ensuite épousé quelques années plus tard mon arrière-arrière-grand-mère Anna Kuntz, une jeune fille de Bouxwiller, et aurait au cours des décennies suivantes gravi un à un les échelons de l’administration impériale tout en trouvant le temps de faire six enfants à son épouse, dont mon arrière-grand-mère Louise Seidel. Voici donc pour l’histoire « officielle ». La réalité inscrite dans les registres de l’état civil, même si elle s’y conforme dans les grandes lignes, en dévie sur un point important que le premier acte attestant de la présence de Gustav en Alsace a tôt fait de dévoiler.
Gustav épouse donc Anna le 22 novembre 1874 à Bouxwiller ; il habite bien Strasbourg et l’on apprend que ses parents résident à Gellendorf, petit village de Basse-Silésie en Prusse, aujourd’hui rattaché à la Pologne sous le nom de Skokowa. L’acte nous réserve cependant une surprise : loin du petit fonctionnaire décrit, le jeune homme se révèle être Sergeant au 2. Niederschlesisches Infanterie-Regiment Nr .47 ! Son frère Heinrich, présent à la cérémonie, est quant à lui Feldwebel. Gustav n’est donc pas arrivé pacifiquement après la guerre mais y a probablement pris part puisque les archives nous apprennent que son unité se bat des premières escarmouches dans le nord de l’Alsace jusqu’au siège de Paris. Un monument dédié aux disparus du régiment se dresse d’ailleurs aujourd’hui encore dans un pré non loin de Woerth.
L’acte suivant concerne Lina, premier enfant du couple. La petite fille naît le 3 décembre 1874 à Bouxwiller soit 12 jours après le mariage de ses parents ! L’honneur est sauf, de peu, mais cette naissance prématurée vient jeter le doute sur les véritables motivations d’une union qui parait soudainement bien hâtive, d’autant plus qu’Anna est alors âgée de 17 ans contre 28 à son époux… Toujours est-il que la petite famille retourne à Strasbourg où Gustav poursuit sa carrière militaire : en 1880 à la naissance de Wilhelm il est passé Vicefeldwebel et loge dans les casernes de la Citadelle, l’actuel quartier de l’Esplanade. La réalité rejoint enfin les dires familiaux en 1885 avec la naissance d’Anna : Gustav a quitté le service et est désormais Kanzleidiener au 19 rue Brûlée, résidence du Statthalter, gouverneur de Strasbourg, aujourd’hui celle du préfet. Le décor est posé pour la petite Louise qui gardera toute sa vie le souvenir des réceptions fastueuses données en ce lieu.
La vie suit ensuite son cours : Gustav gravit les échelons, les enfants se marient, certains avec des ressortissants allemands, d’autres avec des « autochtones » alsaciens. À l’orée de la Première Guerre Mondiale, Gustav, alors âgé de 68 ans, coule avec sa femme une retraite paisible et bien méritée dans sa région d’adoption. Une première tragédie a cependant frappé la famille en 1912 avec le décès inopiné à 32 ans de Wilhelm des suites d’une tuberculose foudroyante. Les années de guerre verront la disparition d’Anna en 1917 à 60 ans. Au moins n’aura-t-elle pas été confrontée, à l’inverse de milliers de couples « mixtes » germano-alsaciens, à l’impossible choix imposé par les vainqueurs : rester aux côtés de son conjoint désormais indésirable sur les terres de la République et se voir expulsée vers l’Allemagne ou choisir la France et se retrouver séparée de celui-ci. Gustav sera évidemment expulsé et finira ses jours chez sa fille Anna à Baden-Baden où il décédera en 1929, non sans avoir toutefois régulièrement rendu visite à ses enfants et petits-enfants, parmi lesquels ma grand-mère Liselotte Degermann, restés en Alsace.
Personne ne connaissait le passé militaire de Gustav. Peut-être ma grand-mère le savait-elle ; elle n’en parla en tout cas jamais. Pourquoi une telle omission ? Réelle ignorance, simple oubli ou volonté de minimiser l’encombrant côté « envahisseur teuton » du grand-père ? Dans l’Alsace d’entre guerre il ne faisait pas nécessairement bon être allemand. Les archives, elles, n’oublient et ne discriminent heureusement pas, laissant la possibilité au généalogiste comblé de redécouvrir la vie d’un de ses ancêtres.
Merci
Très intéressant
Philippe et Catherine de Tours