Première visite aux Archives départementales du Bas-Rhin sans autre but que de découvrir l’endroit. Je ne viens cependant pas complètement à l’aveugle : j’ai repéré quelques séries potentiellement intéressantes. Parmi celles-ci les minutes de la justice seigneuriale du comté de Nassau-Sarrewerden. Des milliers de pages, des années pour tout lire. Je me rabats sur la liasse concernant Altwiller, village natal de ma mère. Plusieurs documents retiennent mon attention mais un en particulier sort du lot 1. Il concerne une altercation ayant eu lieu en 1720 et impliquant mon septaïeul, ancêtre à la huitième génération, Abraham Rieger — nom de jeune fille de ma mère ce qui fait d’Abraham un personnage subjectivement important de ma généalogie.
L’affaire commence dans un pré lors de la fenaison : Abraham donne par mégarde quelques coups de faux dans le pré d’à côté, pré qui appartient à sa mère mais dont l’usage revient à Anthon Maurice, un métayer d’Hinsingen, village voisin d’Altwiller. Ce n’est pas grand chose, une ou deux perches 2, de quoi faire quelques bottes tout au plus. Anthon porte malgré tout l’affaire devant la justice laquelle mandate le maire d’Harskirchen pour estimer la perte. Au terme de son enquête celui-ci évalue le tort causé à une pleine charrette de foin, évaluation qu’Abraham juge ridicule et refuse de payer, au grand mécontentement d’Anthon.
Quelques temps plus tard, les deux hommes se croisent au moulin d’Hinsingen qui fait aussi auberge. Abraham y boit un verre à la cuisine en compagnie de son oncle Melchior Stamm et d’un autre villageois Rudolff Betteghaffe. Alors qu’il s’apprête à passer dans la Stub, le salon, la pièce principale, Anthon l’arrête sur le pas de la porte et s’enquiert de la charrette de foin. Abraham lui répond qu’il reconnait avoir fauché quelques perches de trop, perches qu’il est prêt à rembourser, mais que sa charrette il peut s’asseoir dessus, il ne l’aura pas et ce faisant, le traite de menteur, de Welscher Ketzer, français hérétique et de Schelm, fripon.
Le ton monte rapidement et après quelques échanges d’insultes, les deux hommes en viennent aux mains. Anthon porte le premier coup, en pleine poitrine. Pris par surprise, Abraham recule mais esquive le second coup et entraîne son adversaire au sol. „Laß mich gehen, ich begehre keinen Streit“ — « Laisse-moi, je ne veux pas me battre » lui dit-il tandis que Rudolff Betteghaffe les sépare. Alors qu’Abraham ne s’est pas encore tout à fait relevé, Anthon se jette à nouveau sur lui mais Abraham parvient à se dégager et lui répète : „Anthon laß mich gehen, ich will kein Streit mit dir haben, wann ich mich wehren will, bin ich Manns genug vor dich“ — « Laisse-moi Anthon, je ne veux pas me battre avec toi mais si je dois me défendre, tu vas le regretter ». Sur ce les deux hommes se séparent et chacun s’en retourne ruminer dans son coin.
Les choses n’en restent cependant pas là et dégénèrent à nouveau rapidement. Anthon frappe, Abraham réplique et tous deux roulent au sol. Un craquement, comme un bout de bois qui se brise. Abraham a attrapé son adversaire par les cheveux et lui cogne la tête contre le sol en lui répétant de le laisser partir. On sépare les deux hommes. Abraham se dirige vers le salon. Anthon reste au sol mais alors que la meunière vient l’aider à se relever, il se met à hurler : sa jambe est cassée ! Abraham fait demi-tour et, le voyant debout s’exclame puis s’en va : „Eÿ ! Der Schelm ist nicht so Krank, als er sich stellet.“ — « Ah ! le fripon n’est pas si souffrant puisqu’il se tient debout » . La jambe est cependant bel et bien cassée et Anthon s’empresse d’aller porter plainte.
Le verdict est rendu quelques mois plus tard : dans l’affaire Abraham Rieger contre Anthon Maurice, Abraham est tenu en partie responsable mais ne doit régler que la moitié des honoraires du barbier chargé de soigner la fracture, l’autre revenant à Anthon désigné comme étant à l’origine de la rixe — Author Rixa. De plus, en tant qu’instigateur, tout autre frais ou manque à gagner découlant de son handicap temporaire se retrouve également à sa charge. Pour finir, étant donné qu’Abraham s’est comporté avec modération dans cette affaire, on reconnaît qu’il doit également avoir raison concernant le pré fauché à tort et se voit dispensé de rembourser la charrette de foin.
L’affaire est certes un fait divers assez banal mais a tout de même été prise au sérieux. Le dossier fait 21 pages, on interroge trois témoins sous serment, on compare leurs déclarations pour démêler le vrai du faux, on cherche des faits aggravants : les protagonistes étaient-ils ivres ? — ils ne l’étaient pas. On fait attention à ne pas tout mélanger : si Abraham a été jugé fautif dans l’affaire du pré, c’est Anthon qui est ici en tort. Les déclarations sont globalement concordantes et s’il existe quelques divergences, toutes s’accordent sur le déroulement de la dispute et les mots et insultes échangés. Ces témoignages permettent de se faire une image très vivante de la scène et donnent un peu de corps à des personnes que l’on ne connaîtrait autrement qu’à travers quelques dates sans rien connaître de leur vie.
1. Le document se trouve aux Archives du Bas-Rhin, 1 B 1481. Une transcription complète est disponible ici.
2. La perche (Rute en allemand) est une ancienne unité de mesure de longueur et par extension de surface. Il s’agit ici probablement de la perche de Lorraine qui mesure 2,91 mètres, soit 8,468 m².