« Seigneur Jésus ! Je suis touché ! Aidez-moi ! »
Nous sommes le 5 octobre 1704 sur le mur d’enceinte de Nordheim, petit village du Kochersberg. Anstett Ostermann, 27 ans, s’écroule, mortellement blessé d’une balle à la gorge et d’une autre en plein cœur. Le pasteur, visiblement éprouvé, relate la scène dans le registre paroissial et rapporte les circonstances du décès de « ce jeune homme bon et pieux » 1. Anstett est bourgeois de Nordheim ce qui implique plusieurs obligations, notamment la participation à la défense du village. Contre qui les habitants avaient-il pris les armes ce jour-là ? Les agresseurs sont clairement identifiés : « les pénibles fourrageurs de Haguenau ». Ils sont déjà connus puisque la municipalité est allée jusqu’à menacer de sanctions les bourgeois qui tenteraient de se soustraire à leur devoir face à eux. Qui sont donc ces fourrageurs ?
On désigne par le terme « fourrageurs » les soldats d’une armée en campagne chargés de réquisitionner du fourrage pour leurs chevaux et bestiaux. Le même pasteur nous donne un peu plus de détails dans les actes précédant le décès d’Anstett et l’on apprend ainsi qu’il s’agit de soldats français « de retour de Bavière » établis au camp de Haguenau. En 1704 l’Europe est plongée dans la guerre de Succession d’Espagne et le 13 août les armées françaises ont essuyé un revers majeur à la bataille de Blenheim en Bavière, perdant 30 000 hommes, tués, blessés ou prisonniers. Après cette déroute, les forces françaises se replient sur le Rhin début septembre et y établissent plusieurs camps, dont un à Haguenau, et lignes de défense.
La première mention des fourrageurs dans les parages remonte au 5 septembre où le pasteur les situe à Wintzenheim-Kochersberg. Le 24 du même mois c’est au tour de Duntzenheim d’être « fourragé » et le 5 octobre les soldats se présentent selon toute vraisemblance devant Nordheim. Ils ne sont pas en territoire ennemi mais ont face à eux des paysans exaspérés et prêts à tout pour défendre cette nourriture indispensable aux bêtes durant l’hiver qui s’annonce. Il est également fort possible qu’ils ne cherchaient pas uniquement à défendre leur foin mais également leurs familles, leurs maisons et leurs biens. Le pasteur insiste en effet sur le fait que l’insécurité règne dans la région du fait de la présence des militaires.
On ne sait rien de l’issue de la confrontation. Les villageois ont-ils rapidement rendu les armes face à des soldats de métier ou ont-il au contraire opposé une résistante opiniâtre ? Y’a-t-il seulement eu confrontation ou la mort d’Anstett n’est-elle qu’un accident après que les esprits se soient échauffés ? Est-il la seule victime ? C’est en tout cas le seul protestant mais le village est majoritairement catholique et les actes de décès de 1704 sont manquants. La cérémonie funéraire a lieu dans le salon de son « vieux père au cœur brisé », également prénommé Anstett. Le passage de la Bible choisi par le pasteur pour l’occasion ne lui apporte sûrement que peu de réconfort : « Les jours de l’homme sont déterminés, le nombre de ses mois est entre tes mains, tu lui as prescrit ses limites, et il ne passera point au delà. » (Bible Martin, Job 14,5) Après le drame, il se réfugie à Strasbourg où il est à nouveau rattrapé par le malheur puisque son épouse y décède le 2 novembre et doit être inhumée sur place, sa dépouille ne pouvant être rapatriée à Nordheim du fait de l’insécurité persistante.
Le campement de Haguenau sera maintenu durant une grande partie de la guerre mais le décès d’Anstett constitue la dernière mention des fourrageurs dans la région de Nordheim. Les registres paroissiaux d’autres villages gardent très certainement eux aussi le souvenir de leur passage. On trouvera par exemple dans ceux de Haguenau les actes de décès de bon nombre de soldats des armées françaises.
1. « Nordheim, Sonntag den 5. Octobris, Dom. XX. post Trinitatis, Nachmittags, geschahe urplötzlich der entsetzliche Traur- und Todesfall des jungen Anstät Ostermanns, Burgers zu Nordheim, welcher eben vor Michaelis-Tage zu Wintzenhl. communicire ! Dann als derselber, Krafft seines Tragenden Burger-Eÿds, und vom Schultzen gegen alle, die sich wider die leidige Fouragirer von Hagenau nicht wehren würden, promulgirter Straffe, Sich also neben dessen andere Mitbürgern diß Orts in Seinem Beruff opponiren muste, und daselbst hinter der Mauren stunde ; Hat Ihn, den feinen, jungen, frommen Mann das grosse Unglück getroffen, daß Er unverhofft von einem Soldaten ist erschossen worden ! Da Ihme eine Kugel in den Halß, u. die andere durchs Hertz gedrungen, daß man keine andere Worte mehr von Ihme gehöret, als : O Herr Jesu ! ich bin geschossen ! Hilff mir ! und Er gleich auf der Stätte Todt zu Boden gefallen ! Den 7. Hujus, habe ich in Seines lieben, alten, hertzbekümmerten Vatters Wohn-Stuben alda die Parentation gehalten, ex Job. 14.5. Der Mensch hat seine bestimpte Zeit p. der entseelte Leichnam ; aetatis suae 27. 1/2 Jahr, ist auf den Neure, von der Papisten Begräbniß separirten, und den Evangelischen, Autoritate Publica langshin der Kirchen zu Nordhl. allein assignirten Gottes-Acker-Platz Christlich begraben ; und also die vierjährige Begräbniß-Difficultaet auch zugleich geendiget worden. » — Archives numérisées du Bas-Rhin, Duntzenheim, BMS, 1650-1705, 3E106/1, p. 159/161