Rue Bautain

J’ai rapidement abordé dans l’article précédent la difficulté que pose le XXe siècle : parler de gens qui, même s’ils ont disparu, sont encore bien présents par les souvenirs. Ce n’est plus de la généalogie, plus vraiment de l’histoire familiale. On touche ici au domaine de l’intime car l’on ne parle plus de lointains ancêtres partagés avec des centaines, des milliers d’anonymes mais de ses parents, ses grands-parents, des parents de ceux-ci, d’aïeux dont les descendants sont encore de la famille. La meilleure façon de parler de ces personnes est de donner la parole à ceux qui les ont connues. Aujourd’hui place aux souvenirs de mon père sur son grand-père paternel : Geoffroy Specht.

Mon grand-père m’est toujours apparu comme un monsieur âgé. Il avait 72 ans quand je suis né.

J’allais régulièrement, toutes les semaines, passer le jeudi chez mes grands-parents rue Bautain au quartier des XV. Je prenais le bus, ligne 10, le mercredi soir à l’arrêt près de l’église Saint-Guillaume au Quai des Pêcheurs puis je changeais, ligne 15, à l’arrêt Université en face du café Brant et descendais au terminus à l’Orangerie. Toute une expédition du haut de mes 8 ans ! Je me souviens des marques des bus : Chausson et Somua. Ils étaients très bruyants et inconfortables. J’essayais de trouver une place près du chauffeur d’où je pouvais l’observer conduire son véhicule et admirer sa maîtrise.

J’arrivais pour le dîner, vers dix-neuf heures. Ma tante qui travaillait à la Poste centrale, Avenue de la Liberté, nous rejoignait et nous racontait sa journée de bureau. C’était absolument rasoir ! Après le repas elle montait dans son petit appartement et on ne la revoyait plus de la soirée. Mon grand-père était intraitable sur un point : « Chez moi on vide son assiette » me disait-il en me regardant droit dans les yeux et sans élever la voix, lorsqu’un plat ne me plaisait pas. Ma grand-mère préparait souvent un petit dessert, un « sucré » : des tranches de pain rôties dans du beurre, avec de la confiture et de la cannelle. Pendant qu’elle s’affairait en cuisine, mon grand-père et moi faisions une partie de dominos. Il était redoutable à ce jeu mais avec le temps j’ai atteint un niveau honorable. Nous écoutions également parfois « La Tribune de l’Histoire » d’Alain Decaux à la radio. Mes grands-parents se couchaient vers vingt-deux heures mais j’avais le droit de lire dans ma chambre.

La cave était le domaine, le royaume de mon grand-père ; et le mien aussi. Au milieu de la pièce principale se tenait la chaudière, un modèle ancien, en fonte, imposant, fonctionnant au coke. Il fallait la charger chaque matin. Cette tâche suivait toujours le même cérémonial. Mon grand-père commençait par secouer le cendrier de la chaudière dans un boucan de tous les diables. Il ouvrait ensuite la porte du foyer, saisissait sa pelle et chargeait le coke d’un geste très « pro ». Il avait après tout été chauffeur de locomotive au début de sa carrière dans les chemins de fer : Heizer puis Lokführer. Il prenait ensuite une longue tige de fer avec laquelle il répartissait le coke dans le foyer. Enfin, il s’assurait de la température de l’eau sur le thermomètre de la chaudière. Après son décès j’ai récupéré sa pelle, un véritable modèle utilisé dans les cabines des locomotives, ainsi que ce thermomètre.

Cette cave était à mes yeux une véritable caverne d’Ali-Baba : des casiers où étaient rangés toutes sortes de vis, de boulons et de clous, une grosse boite en fer blanc qui contenait des ficelles etc. Il récupérait tout ce qui pouvait l’être. Il est vrai qu’il avait connu des périodes de disette où ces objets étaient rares. Dans un coin trônait l’établi et son étau. Un bout de rail faisait office d’enclume. Je me souviens du son lorsqu’il tapait dessus. J’étais toujours à ses côtés lorsqu’il réparait quelque chose. Il me montrait et je devais ensuite refaire sous sa surveillance. C’est lui qui m’a tout appris ; de là ma mes réparations « à la grand-père ». Il était très patient mais pas bavard. Nous nous comprenions d’un regard. C’est un défaut héréditaire des Specht : « Sie redde nett », ils ne parlent pas !

Mon grand-père était aussi à l’aise dans le jardin qu’à la cave. Ce dernier n’était pas très grand mais très organisé. On y trouvait salades, petits pois, haricots, cassis, groseilles et fraises. Comme la terre était assez pauvre il l’enrichissait avec du terreau maison. Je devais pour cela ramasser en automne les feuilles mortes dans les caniveaux de la rue. Je n’appréciais pas beaucoup mais inutile de discuter : cela devait être fait. Il en allait de même lorsqu’il s’agissait de bêcher les plates-bandes. Les couteaux de jardinage étaient d’anciens ustensiles de cuisines réformés. À force de les aiguiser la lame s’était réduite à un petit triangle ridicule par rapport à sa taille originelle mais on ne jetait rien qui pouvait encore servir.

Dans la cour une vigne poussait sur un cadre en métal et je vois encore mon grand-père écraser les raisins dans une grosse passoire pour en recueillir le jus. Sur le devant de la maison se dressait un grand cerisier qui donnait chaque année de pleins paniers de cerises. Il me racontait que son propre père l’avait un jour rabroué – « Laisse-moi faire, tu n’y connais rien » – alors qu’il était tout de même déjà âgé de 45 ans ! Je le vois encore, avec son grand tablier bleu. Lorsqu’il avait fini il s’asseyait sur le banc pour changer de chaussures, suspendait son tablier, toujours au même endroit, et remontait dans l’appartement après avoir scrupuleusement posé le verrou sur la porte de la cave. Il se rafraîchissait ensuite dans la salle de bains puis se rasait après avoir préparé la mousse dans un petit récipient et affûté sa lame sur une bande de cuir.

Il y avait un poulailler à côté de la maison. Il était modeste mais assez vaste pour quatre ou cinq poules. Pour moi, véritable citadin, côtoyer des poules c’était la campagne. À l’époque personne ne se plaignait de leurs caquètements. Elles passaient la nuit dans un enclos à la cave. Le matin le grand-père ouvrait les portes et les poules se dirigeait d’elles-même vers le poulailler à l’extérieur. Parfois, pour nous amuser avec ma sœur, nous nous postions chacun d’un côté du poulailler puis faisions courir les poules d’un bout à l’autre ce qui rendait mon grand-père perplexe lorsqu’il voyait ses volailles toutes essoufflées. Il ne s’agissait pas de se faire prendre sinon gare à nous ! Il tenait beaucoup à ses poules mais lorsqu’il fallait les faire passer à la casserole, plus de sentiments. Bien des années plus tard il m’a demandé de démolir le poulailler. Il me conseillait gentiment depuis la chaise où il était assis mais me laissait faire, estimant certainement que j’en avais suffisamment appris pour pouvoir me débrouiller tout seul.

Il m’emmenait faire les courses dans le quartier. Il se tenait scrupuleusement à la liste de ma grand-mère. Je me souviens avoir un jour demandé une tranche de saucisse chez le boucher, il m’a regardé avec réprobation mais puisque j’avais poliment remercié la bouchère, ne m’a rien dit. Nous allions parfois à la Robertsau acheter des plants de salade pour les repiquer. Il roulait sur un vélo antédiluvien, je suivais avec ma trottinette. Ce n’était pas très loin mais dans la rue je devais suivre ses consignes sous peine d’être renvoyé d’un regard à la maison. Il ne sortait qu’en costume avec cravate et gilet et portait un chapeau. Une autre tenue était inconcevable.

Ma grand-mère est décédée en 1970, laissant mon grand-père seul. J’allais le voir régulièrement, d’abord en cyclo puis en voiture. Le dimanche il déjeunait chez nous. J’allais le chercher. Nous passions d’abord sur la tombe de ma grand-mère au Cimetière Nord, il y tenait. Il appréciait beaucoup ce repas dominical ainsi que le verre de vin qui l’accompagnait. Début juillet 1977 il est tombé et s’est cassé le col du fémur. À 98 ans il n’avait jamais été hospitalisé. Il se débattait dans son lit et criait sur tout le monde, y compris mon père qu’il traitait de fainéant, fülenzer, car il n’était pas au bureau. Il avait oublié que son fils était à la retraite. Je devais partir en vacances. J’ai voulu annuler le voyage mais mon père m’en a dissuadé, me disant que cela ne servait à rien de rester, qu’ils étaient là pour lui. Je suis donc parti en sachant pertinemment qu’à mon retour mon grand-père ne serait plus de ce monde.

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