Le refuge huguenot : des Cévennes à l’Alsace

Chamborigaud, petite commune des Cévennes nichée au pied du Mont Lozère, à 650 kilomètres à vol d’oiseau de l’Alsace, bien loin de ma zone de recherches habituelle. J’y ai pourtant trouvé des ancêtres. C’est somme toute assez logique. Je le répète souvent : ma généalogie est intimement liée à l’histoire du protestantisme et la région cévenole s’est dès le début ralliée à la Réforme. Elle a également dès le début subit une importante répression et a de ce fait, dès le début, vu bon nombre de familles réformées chercher refuge ailleurs. La famille Veyras est de celles-ci. Le premier de la lignée se nomme Bartholomé. On ne le connaît qu’à travers son fils Pierre né vers 1520 à Chamborigaud. Rien ne dit qui a mené la famille vers la Réforme mais celle-ci ne se limite pas aux seuls père et fils : des Veyras réformés également originaires de Chamborigaud sont signalés à Nîmes, grand centre protestant de la région, à la même époque. Pierre est en tout cas le seul de la famille à partir en 1554 pour Genève, centre névralgique de la Réforme du fait de la présence de Calvin en ses murs.

Pierre est reçu habitant de Genève le 25 mai 1554. Le terme « habitant » n’est pas un simple qualificatif mais une notion juridique désignant un étranger ayant acquis le droit d’habitation, sorte d’autorisation de séjour, après avoir juré de respecter les lois en vigueur et de vivre selon la « sainte réformation évangélique » 1. Ce statut lui donne le droit de s’installer et d’exercer son métier d’apothicaire mais le maintient écarté de la vie politique réservée aux seuls bourgeois et citoyens. Il accède finalement à la bourgeoisie le 31 octobre 1559 et achève ainsi son intégration dans la société genevoise. À cette époque l’accès à la bourgeoisie des étrangers français est encouragé et facilité par Calvin qui, assuré de leur soutien, renforce ainsi sa mainmise sur la ville. Après le décès de ce dernier en 1564, l’acquisition de la bourgeoisie reste encore relativement ouverte et abordable jusqu’aux années 1580 avant d’être progressivement restreinte, principalement via l’augmentation du prix d’entrée, au cours des décennies suivantes.

S’il n’appartient pas aux élites de la ville, Pierre occupe cependant une position confortable. Il est élu au Conseil des Deux-Cents, branche législative de la République de Genève, en 1566 et voit ses enfants contracter des mariages avec des membres de familles influentes. Sa fille Anne épouse ainsi Jean Dupan, premier syndic de la ville 2 et filleul de Calvin, en 1574. Son fils Hugues, également membre du Conseil des Deux-Cents, épouse quant à lui Catherine de la Mer membre comme les Veyras d’une famille d’origine provençale. Il décède malheureusement dès 1577 à seulement trente-trois ans et Catherine épousera en seconde noces Etienne Bon, issu d’une vieille famille genevoise. Parmi les enfants de la fratrie Veyras, celui qui nous intéresse se nomme Nicolas. Contrairement à ses frères et sœurs, il ne reste pas à Genève et en 1587 exerce sa profession de docteur en médecine à Payerne, commune du canton de Vaud, à une centaine de kilomètres au nord-est de Genève.

Nicolas est marié à Marguerite Sage de Besançon. Les Sage forment une dynastie d’orfèvres renommés présents depuis plusieurs siècles à Besançon. Ayant comme les Veyras embrassé les idées de la Réforme, ils sont accusés d’hérésie, expulsés et contraints de se réfugier à Montbéliard en 1572. Philippe, le père de Marguerite, décédé en mai 1572, se voit refuser une sépulture à l’intérieur de la ville et ses enfants doivent l’enterrer dans les fossés d’Arènes, quartier de la ville dont il était pourtant co-gouverneur. Dans la nuit du 20 au 21 juin 1575 débute la surprise de Besançon, coup de force protestant pour faire de la ville un bastion de la Réforme. L’assaut est repoussé et la répression qui s’ensuit est impitoyable : les conjurés sont exécutés, leurs cadavres exposés aux quatre coins de la ville et toute personne soupçonnée ne serait-ce que de sympathie envers la cause protestante est bannie et voit ses biens saisis. Antoine, un frère de Marguerite, est ainsi décapité « pour estre entré hostilement et proditoirement en la cité avec les aultres ennemis ayans surpris la cité et commis les meurtres, saccagemens et pilleries » 3.

Suite à ces événements, la famille s’installe définitivement à Montbéliard. Etienne, un autre frère, embrasse une carrière militaire et se met au service des princes de Wurtemberg, seigneurs de Montbéliard. Il est capitaine d’une des compagnies de la garnison de la ville puis commandant du château d’Héricourt et conduit deux ambassades auprès de la cour d’Henri IV en 1594 et 1596. Son frère Ferry perpétue la profession familiale et s’installe en 1593 à Bâle sous le nom de Witzig, traduction de Sage et peut-être patronyme originel de la famille, celle-ci étant à priori originaire de Constance en Allemagne. Revenons au couple Veyras-Sage. Celui-ci ne se trouve pas à Montbéliard : nous avons vu que Nicolas est signalé à Payerne, à une centaine de kilomètre au sud, en 1587. Le couple a trois enfants cités en 1614 parmi d’autres héritiers dans le testament de leur oncle Etienne. Dans cette fratrie : Elisabeth qui épouse Nicolas Chardin en 1611 à Phalsbourg, à près de deux cent kilomètres au nord.

J’ai déjà parlé de Phalsbourg : la bonne idée qui a mal tourné. Le projet, initié en 1568 par Georges-Jean de Veldenz, comte palatin, seigneur de La Petite-Pierre et profondément protestant, vise à bâtir une ville neuve sur le versant lorrain du col de Saverne. L’idée consiste à faire de cette ville un refuge pour les protestants. Un peu à la façon d’un promoteur immobilier moderne, le comte fait imprimer un prospectus ventant les mérites de son projet ainsi que les nombreux avantages, fiscaux entre autres, offerts à ses futurs habitants. Les intéressés sont bientôt nombreux à se manifester. Les Chardin sont de ceux-ci. La famille est originaire de Fontenoy-le-Château, commune vosgienne située aux confins de la Bourgogne et de la Lorraine. Une communauté protestante y est établie mais en est chassée en 1589 par un édit du duc de Lorraine Charles III. Certains trouvent refuge dans le comté de Montbéliard ; les Chardin choisissent Phalsbourg.

Phalsbourg, la bonne idée tourne mal dès 1584. Georges-Jean qui a épousé la fille du roi de Suède est un homme riche, ce qui lui permet de se lancer dans de multiples projets de grande ampleur, de trop grande ampleur. En 1584, criblé de dettes, il se retrouve contraint d’engager sa ville nouvelle au duc de Lorraine, le même duc qui expulsera les protestants de Fontenoy cinq ans plus tard. L’accord stipule cependant que le duc devra préserver la liberté de culte dans la ville. Celui-ci tiendra parole jusqu’à sa mort en 1608. Son fils, le très catholique Henri II ne s’estime pas lié par la parole de son père et multiplie les discriminations envers la communauté protestante, celles-ci culminant le 23 juin 1619 avec l’ultimatum suivant : la conversion ou l’expulsion. Presque tous ceux encore présents choisissent de quitter la ville pour Bischwiller, petite ville au nord de Strasbourg dans laquelle un quartier entier destiné à l’accueil de réfugiés protestants est en train d’être bâti.

Les membres de la famille Chardin ne s’installent pas tous à Bischwiller et s’éparpillent à travers l’Alsace. Dès lors il devient difficile de suivre exactement tous leurs mouvements. On en retrouve cependant à Sarre-Union, Ingwiller, Bouxwiller et jusqu’à Sainte-Marie-aux-Mines. Etienne, le fils de Nicolas et Elisabeth Veyras s’établit lui à Wasselone puis Strasbourg où naît Anne-Marie en 1647. Anne-Marie se mariera elle à Bischwiller et ses enfants y feront souche. Pour la première fois les enfants restent vivre dans la même ville que leurs parents. Cet événement marque ainsi la fin d’un chemin qui en cent ans aura conduit les Veyras et leurs descendants des Cévennes à Genève, de Genève à Besançon puis Montbéliard, de Montbéliard à Phalsbourg et enfin de Phalsbourg en Alsace.


1. Les étrangers reçus habitants sont inscrits dans un registre qui débute ainsi : « Registre et Rolle des Estrangiers francoys, italiens, normans, provençalz, gascons, neapolitains, flamans, bourgoignons, bretons, lorrains et aultres. Lesquelz presentans suplication et jurans es mains de messieurs d’estre obeissantz subjects, de vivre selon Dieu et la sainte reformation evangelicque, et d’observer tous editz et comandemens de messieurs ont este receuz pour habiter sous la gremie de noz seigneurs et superieurs. » — Archives d’Etat de Genève, Registre des réceptions à l’habitation, vue 4

2. Les syndics, au nombre de quatre, sont des citoyens élus par leurs pairs et détenant le pouvoir exécutif. Le premier syndic est le chef du Petit Conseil, organe gouvernemental de la ville.

3. ? les responses de Anthoine Sage appoticaire fils de feu Philippe Sage ? a este conclu que pour estre entre hostilement et proditoirement en la cite avec les aultres enemis ayans surpris la cite et commis les meurtres saccagemens et pilleries ? sera condemne d’avoir ce jour d’huy la teste tranchee et separee du corps jusques a mort naturelle ? soy sur cuy eschaffault devant l’hostel consistorial, consequement son corps defue conduit au signe patibulaire de la cité. Incorporant ses biens au domaine de la cité. Et depuis poureque s’est recognu et mort catholiquement ? la prière d’aulcuns siens proches a este accordé que son corps fut sepulture en terre saincte. — Archives municipales de Besançon, Registre des délibérations municipales, 24 juin 1574 – 30 mai 1576, vue 468

4 réflexions sur « Le refuge huguenot : des Cévennes à l’Alsace »

    1. Merci ! Encore quelques zones d’ombre sur cette branche cévenole mais les recherches dans les archives numérisées de Genève, Besançon et Montbéliard ont été passionnantes et constituent une véritable découverte !

  1. Je lis avec beaucoup d’intérêt vos articles sur votre famille. Cependant, une petite erreur s’est introduite dans la traduction de Witzig (que vous traduisez par Sage) alors qu’il s’agit de Spirituel (dans le sens « drôle »). Cela dans votre chapitre sur les Huguenots.
    Ma famille est elle-même originaire du nord de l’Alsace et est huguenote.

    1. Merci de votre intérêt pour mes articles !
      Je me suis permis de déplacer votre commentaire vers l’article qu’il concerne.
      Vous avez tout à fait raison quant à la signification de Witzig. Il s’agit cependant de son sens « moderne » apparu au XVIIIe siècle. Auparavant, Witzig était un synonyme de Klug, intelligent, sage (https://de.wikipedia.org/wiki/Witzig).
      Merci de m’avoir fait remarquer cette subtilité, je rajouterai une note expliquant celle-ci.

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