Jeu de piste

L’histoire familiale veut que la famille Specht soit originaire du Bade-Wurtemberg sans bien entendu aucun document pour étayer ces dires. S’agissant de ma lignée agnatique, celle-ci revêt une importance toute particulière à mes yeux et je lui accorde donc une attention en conséquence. Attention d’autant plus conséquente que cette lignée s’avère être l’une des plus difficiles à remonter ; en cause, la profession que l’on y exerçait de père en fils : berger. Celui-ci n’est pas propriétaire de son troupeau mais est embauché par un village pour en garder les bêtes. Il est généralement rémunéré en nature, vit dans une maison communale et cultive quelques parcelles également communales. N’étant pas lié à la terre, il est libre de partir – ou d’être remercié – à tout moment. La plupart séjournent tout de même entre 10 et 20 ans dans le même village et certains y restent toute leur vie. La charge étant généralement unique, les fils sont souvent contraints d’aller chercher du travail ailleurs et le meilleur moyen d’en trouver est d’épouser la fille du berger d’un autre village. Les mariages se font ainsi très souvent au sein du même milieu, permettant par la même occasion de renforcer les liens entre les différentes familles pastorales.

Nous avons affaire à une population semi-sédentaire dont l’aire géographique ne se limite pas à quelques villages voisins mais à une zone comportant près d’une centaine de communes. Comment s’y prendre pour suivre la piste et s’assurer de la véracité de l’histoire familiale ? Le point de départ est Jacob Specht né en 1777 à Soultz-sous-Forêts. Les registres paroissiaux nous permettent de retrouver ses parents : Georg et Elisabetha Schnepp, tous deux nés en Alsace, ainsi que ses grands-parents, Melchior et Elisabetha Dutt, lieux de naissance : inconnus. Tiendrions-nous là le couple arrivé du Bade-Wurtemberg ? Nous disposons de leurs actes de décès : Melchior décède le 1er septembre 1765 à Soultz âgé de 53 ans, sa femme lui survit 20 ans avant de disparaître à son tour le 21 mars 1785 à Retschwiller à l’âge de 69 ans. Nous savons également que la première mention du couple à Soultz remonte au 16 avril 1736, date de naissance de leur fils Jacob. Il n’existe par contre aucune trace de leur mariage ce qui complique singulièrement les recherches, l’acte contenant généralement des informations de premier ordre, en particulier nom des pères, voire des mères, et lieux de naissance.

Le lieu de décès d’Elisabetha amène à se poser la question « pourquoi Retschwiller et pas Soultz ? » Deux scénarios sont susceptibles d’y répondre : après le décès de Melchior, Elisabetha, alors âgée de 49 ans se sera soit remariée soit installée au domicile d’un de ses enfants. La première hypothèse fait long feu : aucune trace d’une nouvelle noce à Soultz ou à Retschwiller. La seconde est, heureusement, la bonne : les registres mentionnent le décès d’une Dorothée Specht en 1827 à l’âge de 81 ans. L’acte ne précise pas ses parents mais comporte deux informations capitales : Dorothée est née à Cleebourg et était la femme d’un dénommé François Specht. On n’épouse pas son frère, ce François est donc au minimum un cousin germain ; reste à savoir lequel des deux est la personne que nous cherchons. Nous venons en tout cas de découvrir une nouvelle branche à explorer. Retschwiller étant une annexe de la paroisse de Soultz, les actes des deux villages sont consignés dans les mêmes registres ce qui facilite la recherche de l’acte de mariage de François et Dorothée. L’union est célébrée le 17 janvier 1769 à Soultz et l’acte nous fournit de précieux renseignements : Dorothée s’avère être la fille de Melchior et Elisabetha ; François est quant à lui le fils d’un certain Gottlieb, berger à Retschwiller et décédé le 12 décembre 1762 à l’âge de 44 ans. Un Specht épousant une Specht, deux pères bergers, habitant à quelques kilomètres l’un de l’autre, la coïncidence est trop grande pour s’interdire de voir en Melchior et Gottlieb deux frères.

En estimant leur arrivée en Alsace vers 1735, Melchior aurait été âgé d’environ 23 ans, rendant l’hypothèse d’un mariage en Allemagne tout à fait plausible. Gottlieb aurait lui eu 17 ans ; il est donc à l’inverse quasiment certain que ce dernier s’est marié en Alsace. Nulle trace dans les registres de Soultz. Melchior se trouvait à Cleebourg vers 1746 à la naissance de Dorothée. Peut-être Gottlieb y séjourna-t-il aussi. Cleebourg était une annexe de la paroisse de Rott, elle-même épisodiquement annexe de Birlenbach. Si les registres de Rott restent muets, ceux de Birlenbach sont bien plus diserts : Gottlieb se marie en 1740 et l’acte le présente comme un « garçon berger de Cleebronn dans le Wurtemberg », nous offrant ainsi la première preuve tangible de la justesse de l’histoire familiale. Un problème de taille demeure : la parenté entre Melchior et Gottlieb ne repose pour l’instant que sur des suppositions. Les registres de Cleebronn ne sont pas disponibles en ligne mais ont été partiellement indexés par FamilySearch, la branche généalogique des Mormons. Sur le relevé de l’acte de baptême de Gottlieb, le nom de ses parents : Joseph et Maria Eva et, rattachés à ce couple, tous leurs enfants parmi lesquels : Melchior, né le 6 mars 1712 à Löchgau à quelques kilomètres de Cleebronn. Nous tenons là non seulement la preuve irréfutable de la parenté entre Melchior et Gottlieb mais plus encore, la confirmation de l’histoire familiale.

Deux points demeurent cependant encore en suspens : le mariage de Melchior et Elisabetha et par extension, l’ascendance de cette dernière. Puisqu’il est tout à fait envisageable que le couple se soit marié en Allemagne, il l’est tout autant que les parents d’Elisabetha en soient originaires mais, aucun élément ne venant étayer cette hypothèse, il faut considérer la possibilité que les Dutt soient originaires d’Alsace. Nous avons vu que les familles de bergers se mariaient souvent entre elles. Les enfants de Melchior et Elisabetha ne font pas exception : si Georg a épousé Elisabetha Schnepp, sa soeur Eva Catharina et son frère Johann se sont mariés respectivement avec Georg et Barbara, eux-mêmes frère et soeur de l’épouse de Georg. Cette triple alliance ne peut être le fruit du hasard et rend de ce fait la famille Schnepp extrêmement intéressante. Il s’agit d’un vieille lignée de bergers originaire du sud de Strasbourg (Illkirch-Graffenstaden, Entzheim, Plobsheim) mais dont la présence sur le territoire de l’ancien comté de Hanau-Lichtenberg est attestée depuis la deuxième moitié du XVIIe siècle. On retrouve parmi les nombreuses familles alliées toutes les familles de bergers d’importance et parmi celles-ci, les Dutt. Avec la désormais quasi certitude qu’Elisabetha est bien née en Alsace, il reste maintenant à retrouver sa trace.

Les Schnepp sont principalement concentrés autour d’un axe Pfaffenhoffen-Alteckendorf-Schwindratzheim. Nous supposerons donc que les Dutt le sont également. Sans autre information qu’une date de naissance calculée à partir de l’âge à son décès, il n’existe d’autre alternative que de consulter les registres de tous les villages présents autour de cet axe pour espérer retrouver sa trace. Après bien des recherches, Elisabetha est finalement localisée à Geiswiller où elle voit le jour le 5 mars 1716. Son parrain n’est autre que Lorentz Schnepp, le grand-oncle de son beau-fils et belles-filles, nous fournissant ainsi un début d’explication quant aux trois mariages entre les deux fratries. Le père d’Elisabetha, Georg, naît à Obersoultzbach et décède en 1743 à Obermodern mais il est indiqué dans son acte qu’il était berger à Dierbach en Rhénanie-Palatinat. Ceci explique peut-être pourquoi l’acte de mariage d’Elisabetha et Melchior reste introuvable : l’union a, malgré tout, probablement été célébrée en Allemagne, supposition encore renforcée par le fait que Catharina, la soeur d’Elisabetha, s’est mariée en 1732 à Oberhausen, village situé à quelques kilomètres de Dierbach, avant de venir s’installer à Hunspach avec son mari.

Ce récit n’est qu’un bref résumé des efforts qu’il a fallu déployer pour reconstituer l’histoire du couple Specht-Dutt. Il n’est en quelque sorte que l’arbre qui cache la forêt. En réalité, il est impossible de poser immédiatement la bonne hypothèse et de sauter d’une conclusion à une autre. La découverte « miraculeuse », si elle existe, est rare et n’est souvent due qu’au travail réalisé en amont : déchiffrer des centaines d’actes afin d’établir une carte précise des liens entre les différents protagonistes, se documenter sur les spécificités du groupe socio-économique auquel ceux-ci appartenaient, comprendre l’aire géographique dans laquelle ils évoluaient, suivre les fausses pistes jusqu’au bout avant de pouvoir sereinement les éliminer, autant d’étapes indispensables pour continuer à avancer lorsque le chemin se fait plus ardu.

3 réflexions sur « Jeu de piste »

  1. Un grand bravo pour cette recherche qui a due être longue !
    Un vrai jeu de piste en effet avec des énigmes, des indices, des suppositions, des vérifications et bcp d’heures passées à lire des registres parfois difficiles à déchiffrer !
    Mais quelle satisfaction à la fin quand enfin on a une preuve de nos hypothèses de départ !

  2. Berger communal n’est pas exact : c’est le berger du seigneur. Certains villages ont plusieurs seigneurs.
    Il est employé, payé par le Herr, responsable du troupeau mais pas que.

    Dans les cités plus grandes la fonction est Heimburger : c’est lui qui portait sous la Laube devant le Schultheiss (prévôt) la parole du Seigneur. Secrétaire de la session aussi. Aussi responsable de la jachère et de la chasse.
    Il levait les impôts, il faisait appliquer les sentences de la Justice Basse. En somme un personnage craint qu’il fallait avoir de son côté.

    D’autres dynasties de bergers : Heitmann, Barthel, Mehl/Mahl/Meel/Moll, Barth.

    1. D’accord pour le Herrenschäfer mais les Specht étaient bien des bergers communaux : Gemeinde Schäfer, présentés comme tels dans les registres paroissiaux.

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